Description
La poésie, c’est un des plus vrais, des plus utiles surnoms de la vie. Jacques Prévert
Daniel Muller-Fergusson n’est pas un poète ordinaire. C’est un phénomène. Je ne pouvais donc pas écrire une préface conventionnelle. C’est pourquoi j’ai laissé courir mes lignes comme elles venaient, librement, en pensant à ses textes et sa manière si particulière d’écrire sa poésie. Car sa poésie n’est pas seulement de la poésie. C’est une histoire. Une histoire de vie. De plusieurs vies même. Où le lecteur se trouve immédiatement immergé et invité à partager toute l’intimité :
On l’a cru perdu Cet enfant de l’assistance De l’assistance publique Impuissante et impudique On n’a pas compris le silence Assourdissant dans le bruit des bébés hurleurs
Une solitude chienne, oui une chienne de solitude, et en tous cas, une vie faite d’incertitudes et de méandres douloureux. Une enfance solitaire et sans joie. Et que fait un enfant qui se sent seul et abandonné ? Il lit. Il lit. Il lit. Tout ce qui lui tombe sous la main. Daniel se nourrira donc, dès son plus jeune âge, de tous les auteurs trouvés dans la bibliothèque familiale d’abord. Puis, de ce qui lui sera accessible ailleurs : littérature, poésie, histoire, philosophie… au point que sa culture est quasiment encyclopédique. Le chemin de l’écriture poétique viendra bien plus tard. Une aptitude pourtant découverte très tôt, sur les bancs de l’école. La maîtresse qui lit la rédaction devant toute la classe : un classique ! Une révélation cependant pour le jeune garçon timide et si peu sûr de lui. Daniel Muller-Fergusson ne sait pas encore qu’il soignera ses blessures et s’ouvrira aux autres grâce à cette écriture qui sera sa force intérieure.
Une force tranquille ? Non, mais une force fragile et forte à la fois. Notre homme a un insatiable besoin de partager. De dire. De communiquer. Par bonheur il découvrira que cette écriture est suffisamment puissante pour exprimer ce qui a guidé et bâti sa vie : l’amour et la mort. Eros et Thanatos. Ou la mort et l’amour, selon les séquences traversées de son existence. Exprimer ce qu’il n’aurait jamais pu dire autrement, se révéler aux autres et surtout, surtout… à lui-même. Tout écrivain est, je crois, issu d’une fêlure et Daniel ne déroge pas à cette règle. Il est né et s’est construit autour de cette fêlure. Écrire était une nécessité existentielle. Plus encore : un sauf-conduit, comme s’il avait ancré en lui ce passeport qui lui ouvrirait des portes qui jusqu’alors et à un âge avancé, lui étaient, pensait-il, toutes fermées. Et lorsque la poésie le prend sur le tard, il découvre alors qu’on le lit ; qu’on « l’écoute » enfin, et c’est le déclic. Il n’arrêtera plus. Car, comme le disait Francis Carco : « Écrire de la poésie à vingt ans, c’est avoir vingt ans. En écrire à quarante, c’est être poète. » Daniel prend donc confiance en lui. Enfin, il ose. Et prend en main ce passeport poétique, qu’il exploite. À fond.
Un passeport de mots forts, précis, tour à tour empreints d’émotion ou de cruelle lucidité, de dérision, de désespoir ou d’optimisme contagieux, mais des cris toujours : cris d’amour, d’indignation, de douleur, de douceur, de joie … Des mots soigneusement choisis, qui ne sont pas le fruit du hasard, mais surgissent du plus profond de son âme et sont de ce fait complètement authentiques. Lorsqu’on connaît le parcours de vie de Daniel, l’on comprend pourquoi « être » lui est indispensable et vital. Il en parle lui-même très librement dans ses écrits.
J’ai connu Daniel sur le site d’Accents Poétiques, où nous faisions tous deux partie du comité de rédaction. J’avais auparavant immédiatement décelé chez lui cette générosité et ce besoin de raconter, de partager, et cela d’une formidable manière. C’était une évidence : il possédait cette capacité rare de surprendre, d’émouvoir, de convaincre, de séduire. Personnalité attachante, d’une extrême sensibilité, pour ne pas dire écorchée, aux facettes multiples. Et un artiste. Touche-à-tout universel : dessin, musique, chant à l’occasion. Passionné de cinéma, de mise en scène. Toutes formes d’art qui, outre la poésie, lui permettent de laisser libre cours à une inventivité hors du commun et un imaginaire exceptionnellement peuplé. Poète, il l’est, incontestablement. Humain encore davantage. Fait de tous ces « débris qui [lui] font un morceau », comme il l’écrit dans son poème éponyme :
Qui dira le réconfort du sourcil Posé à même le clown blanc Quand l’Auguste s’éparpille de défaites Au cercle de sciure qui boit le sang Dans les cirques on mange le pain Le pain blond des forêts de l’ogresse Petit poucet pervers qui préfère dévorer Les petits bouts de détresse La route serpente en circonvolutions Elle finit par former mon cerveau Sa poussière sort par mes silences Je suis fait de débris qui me font un morceau
Une longue route de mots, une longue quête pour se chercher et peut-être enfin se trouver. Des failles plein la tête et plein le cœur. Et sans fin les mots qui accompagnent ces fêlures qui vont le faire accoucher du meilleur comme du pire, de vider ses tripes, pour donner naissance à des écrits bouleversants ou drôles, amoureux ou tragiques, moqueurs ou truculents et souvent pleins d’autodérision. Il ne se censure pas, il vit ce qu’il écrit et il écrit ce qu’il vit.
L’art poétique, ses contraintes et ses libertés, Daniel Muller-Fergusson les connaît parfaitement. Il les maîtrise comme on maîtrise un cheval fou à qui l’on apprend des figures libres ou imposées, en partant de son état sauvage. Et le cheval devient l’artiste créateur et indépendant. Perfectionniste il l’est aussi, au point que l’on pourrait penser que ses poèmes sont le fruit d’une grande facilité. Le plus simplement du monde. Sans effort. Non. Car le talent, c’est cela : savoir mettre au service de l’indispensable inspiration le travail du passionné qui joue avec ses mots. Car l’auteur joue, et joue même en permanence. Avec gourmandise. Avec élégance. Il est un maître à ce jeu et il aime cela. C’est son style. Non seulement avec les mots bien sûr, les sonorités et la musique, qui ont une énorme importance à ses yeux, mais avec les émotions et toute la gamme des sens, toutes les couleurs de sa palette qui est infinie.
Il possède ce goût affirmé de l’Esthétique qui lui autorise un maniement rigoureux du classique comme la fantaisie la plus débridée. Il joue à cache-cache avec le lecteur et surtout avec lui-même. Pour le plaisir et avec un humour ravageur et volontiers vachard… Une manière pour lui de ne pas se dévoiler tout-à-fait complètement. Garder sa part d’ombre et de mystère pour mieux se protéger. Ce petit quelque chose de secret que l’on devinera dans son écriture poétique comme le petit morceau de carton manquant du puzzle. Une écriture généreuse et riche de sensations. Les plus intimes, les plus secrètes comme les plus exubérantes ou indiscrètes ! Une émotion à fleur de peau, à fleur de mots, à fleur de cœur.
Toujours inquiet de l’effet produit, car notre homme aime incontestablement plaire, séduire, épater, faire sourire ou pleurer, même en heurtant, souvent en bousculant, parfois en flattant, mais toujours avec au fond de son être cette faim d’amour et ce besoin du regard de l’autre. Sa poésie est un théâtre à ciel ouvert qu’il anime à lui tout seul et se donne totalement. Un acteur né. Un redoutable séducteur par l’écriture, pour ce grand timide qu’il est curieusement dans la vie. Un homme qui aime les femmes, certes, et ne s’en cache pas, tout comme Truffaut l’un de ses réalisateurs préférés. Les femmes auront été, et demeureront, la grande affaire de sa vie : mères, compagnes, fille, amies, professeures… Les femmes sont à l’origine de la plus grande partie de son œuvre. Il ne peut vivre sans elles. Elles sont ses bonheurs ou ses déceptions :
Mes prisons sont bâties d’après ta loi Mes bordels furent trop longtemps ma religion Aurai-je la sagesse du lion ? Serai-je le berger du Cantique ?
Mais toujours actrices du metteur en scène.
Un enfant dont la mère est absente à sa naissance, puis en subit une autre trop présente, n’a pas les repères nécessaires à la construction d’une personnalité équilibrée, se trouvant confronté sans cesse au manque ou au trop plein. Contraint de voltiger en permanence entre des sentiments contradictoires et d’avancer sur un fil instable. Condamné à s’y accrocher pour ne pas tomber. Funambule à perpétuité. D’où sa hantise, sa terreur pourrait-on-dire, de cette « solitude chienne » qu’il recherche et redoute à la fois. Qu’il n’a pas aimée. Mais qu’il a réussi à apprivoiser en compagnie de ses mots et de ses poèmes, comme on peut le lire dans « Casablanca » :
J’ai revu Casablanca en pleurant J’ai compris ce qu’il fallait céder Au destin, à l’envie et au temps et qu’aimer c’est jusqu’au mot FIN donner
Son écriture est en somme l’expression d’une reconnaissance, et une renaissance tardive et ultime : « Je suis celui qui est né deux fois / Je suis montreur de mots comme on est montreur d’ours / Mais ô combien les mots griffent, les mots giflent », écrit-il dans « Daniel F. ». Comme une vendange d’un bon vin d’arrière-saison, pour cet être tourmenté, assoiffé d’amour et d’amitié qu’il est et restera jusqu’à la fin de sa vie, jusqu’à sa mort qu’il a intégrée depuis longtemps déjà. Un Dandy magnifique.
Je viendrai encore même mort ou si vieux de jardins que les roses m’auront oublié dans l’ingratitude des rouges et l’indifférence des mois meurtris
Sa poésie se parcourt comme un roman. Amours, amitiés, vies, morts, toutes plurielles, rêvées ou réelles. Il les a toutes vécues intensément. Lisez Ma solitude chienne. Vous serez séduits. Conquis. Et touchés par cet auteur attachant qui se livre sans concession ni censure dans ses mots.
Diane Kauffmann