Description
Ouvrir Les galets cendrés, c’est plonger dans le courant d’eau vive d’une écriture forte et se laisser porter par un courant qui nous entraîne en tourbillon dans un monde étrange, aquatique et nihiliste dont on ressort ébloui de fulgurances. Ces guirlandes d’images allument un fanal, lumière falote dans un brouillard de lisière. Celle que fait ce sillon incertain entre la nuit et le jour, entre le rêve et la réalité et qui nous laisse traversé de ces interrogations sans réponse.
La structure du recueil faite de cinq parties dessine à mon sens trois grands volets distincts. Le premier volet comprend « L’Autre aimé », « Nocturnales » et « Exil citadin ». Dans ce triptyque se mêlent des paradoxes : un autre aimé absent, des nuits qui se dissolvent dans les jours et un exil citadin d’où se dégage une familiarité singulière presque verlainienne. Le second volet comprend uniquement la partie intitulée « Mémoire », qui dresse un portrait intime d’une mémoire autrefois heureuse. Enfin, le troisième volet composé de la dernière partie intitulée « Une vie » vient clôturer le recueil en évoquant l’enfance comme jalon déterminant et constitutif du regard de Guillaume de Chantérac et le bout du chemin de son chant, inutile et vibrant de cette beauté des crépuscules. Les galets qui parsèment le recueil nous font irrésistiblement songer au poétique questionnement du monde que Federico Fellini portait dans La Strada :
En effet, le nœud du film est dans la scène du « caillou » entre Gelsomina et le « Fou ». « Si ce petit caillou n’existait pas, chantonne le « Fou », il manquerait à la route. Toi aussi, avec ta tête d’artichaut, si tu n’existais pas, tu me manquerais. » Et le visage de Gelsomina, encore mouillé de larmes, devient alors lumineux comme un rond de soleil. [1]
On est frappé par l’âpreté des mots du poète, par ces galets qui questionnent l’absence de Dieu. Le recueil est transpercé ça et là par ce regard levé vers des cosmos vides, simples décors, enveloppe esthétique désarticulée.
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« L’autre aimé » s’ouvre sur un poème aux baudelairiens, éponyme du recueil, qui s’achève sur ces vers : « Aussi resté-je là et dans les nuits d’albatros, / Je sarcle sans fin d’antiques galets cendrés ». Il y célèbre l’absence de l’autre et y décrit une solitude en creux. Les poèmes se succèdent, établissant le puissant paradoxe où « [l]’arche de l’exil de l’autre répond la vacuité du monde ».
Guillaume de Chantérac n’hésite pas à user de l’amertume contre l’oubli. Il a ce pouvoir du poète de construire un monde qui obéisse à cet agencement du ressenti, de la sensation et d’une expression qui ne cherche que sa propre cohérence. Dans « Le dernier souffle » par exemple, il fait de l’hypothétique, c’est-à-dire de l’interrogation et du questionnement, le fondement de l’être poétique qu’il est. Il fait de l’incertitude une solidité et un destin, ce qui était déjà prégnant dans son recueil précédent Hypothèse d’une brisure. Le poète n’aime pas les aboyeurs de certitudes, l’idée de système l’effraie et il préfère le délice de l’erratique aux chemins balisés.
Mais cet inconfort n’est pas sans conséquence. La souffrance du poète habite l’absence et le doute. Dans « Dis-moi » le calligramme dessine une douleur « tesson » qui déchire non seulement la chair mais tout autant la structure psychique. Il y a chez Guillaume de Chantérac cette justesse d’expression qui rehausse chaque douleur de cet aigu familier des grands sensibles. La notion d’ombre est à cet égard répétitive et annonciatrice de la mort. La souffrance est toujours personnelle ainsi qu’un hymne de solitude. Cette solitude se cristallise, si on ose dire, dans un champ lexical de textures durcies, fossilisées et sédimentaires, comme le révélera la dernière partie du recueil.
Vient encore le jeu entre éveil et nuit, annonciateur de « Nocturnales » où l’aube condamne le rêve à fuir et où sexe et impuissance se livrent un combat dans lequel le lyrisme de l’auteur s’envole dans un érotisme qui bâtit, en miroir, le corps désiré. Le charnel d’un sexe construit dans la sauvagerie de la souffrance qui n’est pas sans rappeler George Bataille. Il y a de cette voie de l’excès chez Guillaume de Chantérac dans les brûlures et le sel omniprésent et ces griffures qui zèbrent autant les corps que les âmes. Il y a, dans ces descriptions, des corps se livrant comme une danse macabre. En peinture, on nomme vanité ces tableaux offrant dans le recoin de la toile une tête de mort rappelant notre destin commun et ultime. La sombre beauté des ébats chantéraciens se construit dans un vocabulaire où l’eau et le feu se disputent une part souveraine. La question même de la stérilité hante le paysage érotique et la fertilité sclérosée de sédiment… Tout cela se joue sous le regard, l’œil, la paupière et le cil jouant ici le rôle de métaphore qui renvoie à Bataille et son troublant Histoire de l’œil :
Le récit de Bataille développe toute une chaîne métaphorique autour de l’œil, comme le fait remarquer Barthes dans son analyse :
« L’Œil semble donc la matrice d’un parcours d’objets qui sont comme les différentes “stations” de la métaphore oculaire. » (Barthes, 1963, 771) Mais cet œil qui dérive grâce à diverses métaphores (« – Tu vois l’œil ? me demanda [Simone] – Eh bien ? – C’est un œuf, conclut-elle en toute simplicité. » (Bataille, 1970, 67)) est avant tout un œil lié au corps, connecté à celui-ci. Inévitablement, l’œil, s’il quitte le corps, y retourne et retrouve sa vie intérieure qui fait exister le regard.[2]
Cette connexion entre l’œil et le monde poético-érotique de Guillaume de Chantérac se retrouve dans le décor aquatique qui enserre les poèmes. Des océans, des lacs, des écumes aux flaques, voire aux gouttes nous mènent à une cosmologie de la larme, de la sphère et du laiteux.
Un autre décor, phonique celui-ci, baigne tout entier le recueil. Celui d’un chuchotement permanent, toute velléité de cri se trouve étouffée. Les poèmes de l’auteur sont à lire à voix basse, dans le filet d’une voix qui se délite dans un souffle. Les mots forment des complaintes qui se veulent ressac incessant plutôt que furieuses vagues…
Dernier décor, chromatique, le noir et le blanc se disputent dans les lisières de l’aube. L’ébène de la nuit résiste à se déliter dans la blancheur calcaire des jours. Chez Guillaume Chantérac, le noir est liquide et le blanc minéral. Les ténèbres « mobile in mobilis » offrent une fluidité des pensées, des rêves et l’absence se remplit de ce liquide fécond. Chez lui, le jour est enkystement, minéralisation et sédimentation.
Cette partie se conclut dans une hypnose de la chute vers un rivage d’ossements qui nous fait surgir les derniers mots de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo : « Quand on voulut le détacher du squelette qu’il embrassait, il tomba en poussière. »[3]
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« Nocturnales » est tout entier dédié à la nuit, l’amniotique nuit que le poète habite. C’est aussi son évangile négatif : La nuit n’est « [r]ien si ce n’est le crachat d’un Dieu en voyage », écrit-il dans le poème intitulé « Les insomnies décapitées ». Nuit solitaire, nuit silencieuse, c’est l’endroit où, dans un décor familier excluant le réel, la pensée gnomique de Guillaume de Chantérac peut laisser libre court à son expression. Sa vision ontologique se décline dans un tourment de hantises :
– la hantise de Dieu, des religions où l’on courbe l’échine dans des conventions de corset. On sent ici l’expression âpre d’un combat mené depuis l’enfance. En filigrane, l’envie de liberté de conscience, d’un libre arbitre qui conduirait non pas à un bonheur béat mais au sombre destin d’une incertitude.
– la hantise des morts, dont le cheminement à nos côtés renvoie à de sombres héritages et à l’impossibilité de se détacher de ces racines sclérosantes.
– la hantise du passé, qui fait figure de refoulement, d’un inconscient menaçant et inhibiteur.
– la hantise des mots, par conséquent. Il n’est pas de paradoxe aussi fort que de lire chez ce poète un langage relié à l’impuissance de dire. Toute son œuvre est traversée de cette incapacité à exprimer l’autre. Il vit dans un monde et à une époque où des torrents de mots se déversent en « fontaine d’encre », comme disait Cocteau. Il n’est pas sûr que le contenu en vaille la logorrhée … L’impossibilité de dire, quand on l’exprime, atteint le paradoxe d’expression de l’indicible comme inatteignable. L’humilité du locuteur, conscient de l’inefficacité à atteindre une vérité, rassure le lecteur qui partage intuitivement les limites du langage. Pas de performatif ou d’incantatoire ici mais le bruissement d’une âme qui renonce au tumulte… Et qui, devant l’altérité qui lui échappe, laisse le sillon d’un silence torturé. On se trouve là aux confins d’une thématique romantique où l’ombre nervalienne laisse le poète inconsolé de ses mots…
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« Exil citadin » clôture ce triptyque. Extension du décor entrevu, les jours éclairés de lumière crue[4], le cours des jours est prétexte à peinture cruelle d’un monde dont le poète devient observateur. Le petit chef d’œuvre que constitue « Le café des petits bonheurs » où une langue-stylo croque à pleine dent l’humaine condition fait songer au peintre du Quai des brumes (1938) que Prévert faisait déclamer : « En général, je peins les choses qui sont cachées derrière les choses… Par exemple, si je vois un nageur, je pense tout de suite qu’il va se noyer, alors je peins un noyé… »
Dans un tramway nommé sans désir se bousculent des silhouettes en eaux-fortes dignes de Daumier jusqu’au grotesque de Goya. C’est que les grandes villes ont ceci de tentaculaire :
Puis, l’ébauche, lente à naître, de la cité :
Forces qu’on veut dans le droit seul planter ;
Ongles du peuple et mâchoires de rois ;
Mufles crispés dans l’ombre et souterrains abois
Vers on ne sait quel idéal au fond des nues ;
Tocsins brassant, le soir, des rages inconnues ;
Flambeaux de délivrance et de salut, debout
Dans l’atmosphère énorme où la révolte bout ;
Livres dont les pages, soudain intelligibles,
Brûlent de vérité, comme jadis les Bibles[5]
Tout comme celle de Verhaeren en son temps, la ville de Guillaume de Chantérac est à l’image du monde moderne. Il s’y sent étranger, au sens camusien, détaché de ses contingences. On y assiste à la décomposition de l’enfance. La nuit conduit à l’égarement dans une déliquescence des existences. C’est le royaume de la dépersonnalisation, de la perte d’identité. La nuit citadine n’est guère plus engageante. Comme une nuit étoilée peinte par Van Gogh, le cosmos inquiétant du ciel fait sourdre une menace titanesque. La cité nocturne devient Babylone, putain symbolique dotée d’un corps physique traversé, pénétré par d’obscures ombres… La tentation de la nécropole lugubre fait glisser la plume du poète vers les cités des Grands Anciens lovecratiens, et le pessimisme quasi nihiliste de Guillaume de Chantérac donne libre cours à de sulfureuses images ! Dénuées d’avenir, sans oracle, il n’y a pas même une énigme pour dénouer le malheur. On est condamné, tel Œdipe, à errer les yeux crevés au bord de l’abîme.
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« Mémoire », tout empreint de pudeur à évoquer l’ami disparu, s’ouvre sur un appel au silence, encore, comme symptôme à dire l’impossibilité. Évocation douloureuse et cependant lumineuse de l’amitié, elle surprend par une sérénité et un allant qui les a faits traverser les jours : « Nous fûmes d’inlassables chercheurs d’or » … La mémoire du vivant y devient territoire. Un pays même, indispensable pour lutter contre l’accablement de l’espérance. Ce qui frappe, c’est la brièveté des textes. Ils sont la pudeur des bonheurs perdus et filent comme une musique qui défierait la noirceur.
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Enfin, « Une vie » vient conclure le recueil. On y entrevoit ce qu’il y a de Maupassant chez Guillaume de Chantérac : « L’habitude mettait sur sa vie une couche de résignation pareille au revêtement de calcaire que certaines eaux déposent sur les objets. »[6] Il y a chez le poète cette même minéralisation. Le destin absolu du monde réside dans cette progressive fossilisation. Elle est entrevue dès l’enfance, cette enfance « sentinelle » qui donne l’alarme. Déjà les ombres des adultes préfigurent cette menace géologique. L’enfant contemple la vieillesse dans un impossible dialogue. On saisit alors ici la dimension brélienne :
Mon enfance passa
De grisailles en silences
De fausses révérences
En manque de batailles
L’hiver j’étais au ventre
De la grande maison
Qui avait jeté l’ancre
Au nord parmi les joncs[7]
On perçoit ici le rôle terrible que va jouer le silence. Ce souffle retenu, cette souffrance qui ne trouve pas ses mots, le silence oppressant de Dieu ; l’abandon originel nomme les blessures de l’enfance.
Le dernier poème, « Ma dernière rime », fait écho à « Mon dernier repas », chanson de Jacques Brel, et livre en conclusion son défi : une révolte contre Dieu dans le cri silencieux d’une prière, dernier aveu d’impuissance devant la misère du monde dans un élan d’une rare honnêteté. On est touché par la franchise du poète. On cherche en vain ce cri de révolte, sans savoir qu’il est tout entier dans cette poésie.
Daniel Muller-Ferguson
[1] Sœur Hélène Feisthammel CRSD (Congrégation Romaine de Saint Dominique)
[2] Robitaille-Brassard, Jérémi. « Surréalisme de l’œil chez Georges Bataille » in Postures Hiver 2016, n°23. Consultable en ligne (04.04.2022) : http://revuepostures.com/fr/robitaille-23#:~:text=pas%20de%20mise.-,Voir%20est%20un%20acte%20%3B%20l’%C5%93il%20voit%20comme%20la%20main,sens%20physique%20du%20mot%2C%20invisibles.
[3] Hugo, Victor. Notre-Dame de Paris.
[4] Guillaume de Chantérac évoque dans cette troisième partie du recueil une « salamandre céleste » et un « soleil encalminé ».
[5] Verhaeren, Emile. « L’âme de la ville » in Les Villes tentaculaires, précédées des Campagnes hallucinées, 1912 Œuvres, Mercure de France.
[6] Maupassant, Guy de. Une Vie.
[7] Brel, Jacques. « Mon enfance ».