Description
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Ouvrir un recueil de poèmes comme on ouvre les immenses portes d’un royaume. Chevaucher les pages à grand galop pour partir à la découverte d’un univers qui ne connaît de géographie que celle de sa calligraphie. Tenter d’échapper au monde de Guillaume de Chantérac, c’est s’exposer aux pieux acérés d’une herse qui se fera le plaisir de hacher votre joli cœur. Entrer dans Hors ligne, c’est ne plus jamais sortir car c’est être à jamais en dehors. C’est le royaume d’un Roi qui se meurt, d’un Prince à l’agonie, un royaume cartographié par des poèmes qui sont bien plus que de simples lignes tracées sur le papier. C’est un royaume de ruines, de décombres : « Je suis le prince d’un royaume en friche », « Je demeure là, au pied de ce royaume dont les fondations s’écroulent en chœur avec mes certitudes périmées. », nous confie-t-il. Tristesse et Désolation sont les maîtresses de ce non-lieu, de cet hors. Dès lors, il ne faudra pas s’étonner que le royaume de notre poète subisse le même sort que celui de Bérenger 1er. Il ne faudra pas s’étonner au fil des pages de voir les murs se couvrir de craquelures, fissures, lézardes jusqu’à s’écrouler d’abattement, de voir le soleil alité sous une couette nocturne à cracher des étoiles maladives par-dessus l’horizon.
Dans ce royaume, les cloches ont sonné la fin des Temps. Tout se conjugue au « passé décomposé », au « présent étouffé », au « futur éclaté » : « fragments de temps piétinés ». Dans ce chaos apocalyptique, l’écriture dé-conjugue le temps, comme la troisième Norne détricote le chandail de vie effiloché d’un coup de ciseau. Notre Roi a froid ; il souffre d’une pneumonie du cœur. Et bien qu’armé de son leitmotiv royal – son sceptre -, il n’a plus la force de faire opérer la magie monarchique. Juste assez de vie pour plonger une plume épuisée « dans les tréfonds d’un encrier lunaire », dans « l’encrier de nos lendemains décédés ». Vaine tentative face à l’absurde, l’irréversible, l’incurable ambiants. Mais confronté à sa propre fin, à sa déchéance, l’individu est prisonnier de ses errements sans but, telle est la leçon qui se dégage de ce recueil. Privé de pouvoir (« Il se meurt de ne plus pouvoir aimer »), le Prince-Roi se lamente sur son sort ; il vomit des tonnes de sarcasmes sur ses frères humains (cf. « Tu dis non », « Madame a la rage », etc.) et éructe son dégoût de soi, cette mélancolie poisseuse qui lui colle à la peau (« je vomis mon spleen à la face des passants agonisants »). Il aide ainsi à la dé-composition de son propre royaume.
Si l’Humanité lui inspire autant de répugnance, c’est surtout parce qu’il est poète et qu’il hérite du topos romantique du poète maudit, banni de la société : un ‘mis-en-dehors’ condamné à vivre. Tatoué par Baudelaire comme beaucoup de poètes francophones, Eathanor prouve que rien n’a changé plus d’un siècle après la mort du grand Charles. Le poète est toujours persécuté par la plume de son cœur. Souffrance et Douleur ainsi que Solitude scandent en et hors ligne le recueil. Ce « cœur à l’agonie » verse une encre salée et amère, cause de son inspiration perdue (« les mots me fuient »), de ses Muses capricieuses (« Ainsi donc mes muses, vous avez décidé de me fuir », de son impossible suicide (« Envie de me foutre en l’air […] Et pourtant, je reste debout »), de sa blessure béante d’éternel amoureux inassouvi (« requiem pour un amour perdu ») et de son déchirement interne (« mon vide à moi n’est que trop plein »).
Bien plus que tatoué par l’auteur des Fleurs du Mal, Guillaume de Chantérac porte à son cou les marques du « vampire des vies nommé Amour ». Entre vie et mort, notre poète hante les pages de son royaume-cimetière, son cercueil : il est « âme éventrée », « âme fantôme », « âme […] en lambeaux » parmi « âmes en peine et corps flétris », il est « l’anonyme », le « chien errant », le « chien solitaire » accompagné de l’ombre du « favori de l’enfer ». Point étonnant de retrouver corbeaux et albatros, regrets et espoirs amoureux, prières et blasphèmes, églises et bouges, horizon et infini, Spleen et Idéal, Néant/Ennui et Beau dans le paysage chantéracien où poussent ses fleurs infernales : catins, putains, bourgeoises, nymphes, sirènes, princesses, reines, vierges, chimères, succubes, femmes d’une nuit, femmes virtuelles… autant d’amours fantasmées, rêvées, avortées, cruelles, déchues, défuntes. Son royaume n’est autre qu’un lupanar parisien où les « humanités prostituées » pèchent par la chair, ce « septième enfer de la perdition ».
Le royaume de l’auteur est un Paris plus moderne que le Paris baudelairien, un Paris où Hausmann est devenu l’architecte digital d’une grande toile urbaine. C’est la grande ville et « ses flots de lumière », son métro, sa foule de passants, Notre-Dame, Pigalle et l’Opéra Garnier. Mais un royaume plus moderne que moderne, c’est aussi un royaume virtuel où l’on sent les portables vibrer pour signaliser un appel ou un sms. Un « cyberespace », entre « clavier », « souris » et « écran (plasma) », s’ouvre en quelques « clics ». Ce sont les « salons de discussion en ligne », les « blog[s] » et « tchats » où se rencontrent « pseudos » et « profils » sous le règne des « décibels », des « bauds », des « mégahertz » et des « pixels », bref des salons où les « rayons des supermarchés à consommation » regorgent de « braderies », de « ventes aux enchères » de corps féminins en promotion, des « océans de silicone ». Mais pour écrire, il faut être « hors ligne ». Pour survivre, il faut veiller face à l’écran blanc afin de le noircir un peu : « dans le noir de mes nuits blanches, las, je survis ». Condamné à survivre, à hors vivre pour s’écrire, le je lyrique si proche de son auteur réfléchit sur l’acte d’écriture, acte d’une extrême violence, entre naissance (« L’homme hurla tandis qu’il expulsait le nouveau-né. / Il venait d’accoucher de sa prose. »), viol meurtrier (« Et tout en l’embrassant, je la poignarde de la pointe de ma plume. ») et autopsie (« Son scalpel cisaille ces mots livrés à lui dans toute leur candeur. Il les dissèque, étale leurs organes encore chauds. »). Être « hors ligne », seul, pour s’adonner à ce massacre de chair blanche et de sperme bleu. Être « hors ligne » comme hors temps : l’épée de Damoclès d’un temps arrêté, mort, se balance au-dessus de sa tête et il attend qu’elle s’effondre comme une stalactite pour achever le poète en attente qu’il est. Junkie informatique aux poumons goudronnés par la cigarette, aux yeux jaunis-rougis par la fumée, aux veines noueuses où coule une boue de caféine, il se cogne contre les vitres d’une écriture stérile dans son paradis artificiel.
Et pourtant, en écrivant que les mots ne lui viennent pas, les mots lui viennent, alors il écrit tout en continuant à penser qu’il ne sait pas écrire mais qu’il doit écrire avant de voir ses mains transpercées par des clous. Il se fixe sur son parchemin de croix. Car comme tout Dieu, il doit être sacrifié sur l’autel de ses ‘Saintes’-Ecritures, de ses Evangiles. Tout au long du recueil, le poète oscille entre l’absence d’un Dieu (« Les cieux sont désespérément vides »), le doute (« Existe-t-il un Dieu là-haut, caché loin derrière la voûte de ce plafond opaque ? », « Dieu est aux abonnés absents »), sa présence (cf. tout le vocabulaire religieux dans tout le recueil et en particulier dans « Les rivages de l’oubli ») pour finalement le refuser corps et âme : « je serai ce chien, cet impie qui refusera de se soumettre à quelques lois divines que ce soit ». Or, il est dieu en son royaume. En blasphémant et en refusant Dieu, il s’annihile – dernière étape d’un royaume en déclin, d’un royaume vidé de tous ses habitants et de son créateur. Il devient le ‘hors dieu’ pour bâtir un nouveau palais et créer un nouveau royaume. C’est ainsi que le huis clos de son recueil se termine sur une faille : le virus destructeur, l’immonde ver, le troyen du Néant disparaît en mode sans échec. FAILURE IN THE SYSTEM : le dernier mot est loin d’être gravé. Une plume encrée s’est échappée juste avant que l’orifice du Néant ne se scelle. « Hors ligne », elle commence à écrire : « À la source de son sang, mes vers prendront leur envol dès demain. »
Émilie Notard
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