Description
Et il n’y a rien à espérer, et il n’y a rien à prévoir, et il y a tout à parier qu’il s’agit seulement de remonter le cours de la lumière. Inséparables jusqu’au bout,la route, la poésie et la vie se font escorte, même si le final se joue à mesure, tragique et follement gai […].
André Velter1
Jusqu’au bout est un voyage s’articule autour de Probabilisme, recueil publié en 1990 aux éditions de la Nouvelle Proue et préfacé par Claude Nougaro, où Pierre Poquet étudie en poésie la toile éponyme de Pierre Lepers. Fasciné par ce tableau que le peintre lui a offert mais également par sa traduction poétique née de sa plume, le poète lui accorde une place centrale dans cette première anthologie qui rassemble huit recueils rédigés, publiés et pour certains même primés au tournant des années 90. Probabilisme est en effet précédé par quatre recueils (Au quotidien du ciel, Un ruisseau m’a brûlé, Tourbillon d’aventure et Dans le silence des oliviers) constitués d’une quinzaine de poèmes chacun et suivi de trois recueils dont le nombre de poèmes varie de vingt-cinq (Infinitif mon préféré) à cinquante-et-un (L’image de mon secret) en passant par les seize poèmes d’Au fil d’un silence.
Si le titre de cette anthologie rappelle Voyage au bout de la nuit, le roman initiatique de Céline n’a rien à voir avec les poèmes de Pierre Poquet qui a choisi deux vers tirés de Probabilisme pour en faire le titre de ce recueil, choix qui confirme son attachement à la toile de Pierre Lepers et à la traduction poétique qui en est née. Probabilisme représente une exception parmi les recueils réunis dans cet opus : il s’agit d’un unique et long poème disloqué par des silences en une géométrie aléatoire vertigineuse alors que les autres recueils se composent – à l’exception de deux – d’une quinzaine de poèmes plutôt courts. Si Probabilisme tranche avec le reste d’un point de vue stylistique, les deux vers qui en sont issus et qui ont donné le titre à l’ensemble des recueils indiquent qu’ils ont des dénominateurs communs. Le terme « probabilisme » est ancré dans la philosophie et la théologie. En philosophie, il désigne une « [d]octrine selon laquelle l’esprit humain ne peut pas arriver à la certitude absolue mais seulement à des propositions probables »2. Et en théologie, il désigne une « « [d]octrine des opinions probables, c’est-à-dire appuyées sur des raisons pouvant faire croire à leur vérité (Marcel 1938) » »3. Le terme « probabilisme » nous confronte donc aux incertitudes de l’existence, « [l]oin du savoir / [s]ur fond d’angoisse » :
Aucune certitude
Dans les trames du bois
Aucune certitude[…]
Aucune vérité
Dans les murmures des orgues
Aucune vérité
En usant ainsi de la répétition, Pierre Poquet crée un écho obsédant, stratégie qu’il utilise dans le reste du recueil en plaçant en fin de vers des mots-clés qui ne peuvent que résonner en nous : le temps, la mort, le vide, l’abîme, l’oubli, l’invisible, l’obscurité, l’ignorance, l’absence, le néant. De cette manière, le poète nous oblige à nous confronter à des questions existentielles souvent occultées par le commun des mortels. Il nous rappelle ainsi la fragilité de la vie : « Et les roseaux sans nom / Tressent / La paille / Du destin ». Nous sommes si peu de chose face à l’immensité du cosmos : « Et vers le bas / L’éternité / De l’univers ». Et Dieu dans tout cela ? Claude Nougaro notait dans sa préface que l’homme est « […] « victime et serviteur » d’un monde où Dieu ne brille que par son absence » : « Dieu est mort », écrivait Nietzsche… « Ici les seuls dieux tolérables / sont les dieux sans lendemain… »4, écrivait André Velter. Il est vrai que le mot « Dieu » n’apparaît à aucun moment sous la plume de Pierre Poquet, ce qui lui permet de privilégier le détournement à la facilité. Même si le vocabulaire religieux très présent dans son écriture se veut surtout chrétien5, il faut aborder le thème de la religion chez Pierre Poquet comme quand on se recueille dans la chapelle Rothko6, soit être ouvert·e à toutes les confessions. Bien que catholique depuis sa naissance, Pierre Poquet remet parfois en question sa foi et s’autorise à douter : « L’évidence sculpte le doute », écrit-il. À ce propos, Claude Nougaro note que le poète préfère « […] la prudente sagesse et l’humilité lucide du probable à l’orgueil et au fanatisme aveugle du certain ». Si aujourd’hui nous mesurons l’ampleur de cet orgueil et de ce fanatisme, il est bon de lire une poésie qui nous invite à philosopher. Comment ne pas penser au Discours de la Méthode de Descartes en lisant le mot « doute », aux Pensées de Pascal en lisant le mot « roseau » ou à La Nausée de Sartre voire même à Éthique et Infini de Lévinas en lisant le mot « visage », ce mot avec lequel commence Probabilisme qui se termine sur le mot « univers » ? On le sait, la traversée des mots est difficile. Il faut parfois affronter le sombre. Mais il faut prendre le temps d’interroger, de s’interroger, et ce malgré l’obscur car « noircir égrène / la profondeur ».
Au quotidien du ciel nous confronte à un ciel vidé de toute transcendance : les valeurs transcendantales (le bien, l’identité, l’unité, la vérité, etc.) s’effondrent et avec elles tout sens divin. Le vocabulaire religieux chrétien7 fait l’effet de ruines d’un temps ancien que le poète dépose au creux de ses vers comme des reliques à préserver dans le but de garder espoir. Mais le ciel reste désespérément silencieux ; Dieu se retranche dans son mutisme ; l’absolu fait lentement place à l’absurde. Sans réponse à ses craintes et ses espoirs, l’homme angoisse et désespère. On trouve le plus bel exemple de cette terrible angoisse existentielle dans le poème « Gorge tragique » qui débute ainsi :
Le couteau s’enroule
Jusqu’à nourrir l’orage
Jusqu’à nouer le manteau
Sur la gorge du fleuve
Meurtre à l’arme blanche ? Étranglement ? Suicide par pendaison ? Il s’agit surtout de métaphores du nœud d’angoisse qui se forme dans sa gorge et qu’il qualifie de « tragique ». Dans la seconde et la troisième strophe, le poète semble prendre conscience que le lien entre les hommes et le divin est brisé : « À l’heure stérile / Rompre se dit du vide ». Sans Dieu, l’homme devient cette « unité tragique » qui apparaît à la troisième strophe. Et dans un dernier accès de désespoir, le poète lance un ultimatum au ciel dans la dernière strophe :
Un nuage
En trouble de couleurs
Contraint le ciel
Dans le blanc des yeux
Mais la strophe restera sans réponse et l’homme se sent par conséquent trahi par Dieu : « La parallèle entre l’œil et l’œil / Ouvre la trahison ». Si les murs d’illusions dans lesquels l’homme était enfermé s’écroulent, ils emportent dans leur éboulement la promesse d’une éternité rédemptrice :
Lourd de frissons
L’infini brille
Sur les murs tièdes
Que déchire l’horizon
Alors que les murs tombent et qu’on pourrait croire à la libération de l’homme, ce dernier continue à être emprisonné par les simples débris de ses illusions8 et pleure9. C’est seulement après la tabula rasa d’« [u]n autre déluge / [qui] [n]ous montrera les marches », un cataclysme venu du ciel10, que tout est effacé et que tout peut recommencer11. Très vite, il apprend à vaincre sa peur : « Complice du vide / Avancer / Dégage le talon du piège / Et glisse sur le marbre ». Il peut partir en voyage. Pourtant, dès le début du recueil, à la fin du poème « Confins du vertige », il est question du « crépuscule du voyage ». Faut-il comprendre ce « crépuscule » comme la fin du voyage ou comme un voyage qui se fait à tâtons dans le noir ? Si le premier recueil sur lequel s’ouvre Jusqu’au bout est un voyage nous plonge directement dans l’obscurité, Pierre Poquet nous rassure en nous disant que celle-ci n’est que « passagère ». Pour traverser au mieux cette obscurité, il rééduque notre vue, comme le sous-entendent le titre du premier poème « Regard bousculé » et certains vers dans Au quotidien du ciel : « À l’angle vif / Du regard » et « La profondeur mobile / Du regard / Projette la chaleur ». Il nous apprend donc à aller jusqu’au bout.
Comme son titre l’indique, Un ruisseau m’a brûlé repose sur un oxymore qui rapproche l’eau (« le ruisseau ») du feu (« brûlé »), deux éléments contradictoires. Cet oxymore crée l’unité du recueil où le nom commun « ruisseau » et le verbe « brûler » apparaissent dans chaque poème en plus d’être renforcés par le champ lexical leur appartenant12. Les deux autres éléments que sont la terre et l’air sont également présents : si l’air n’est représenté que par le vent, la terre l’est beaucoup plus grâce au riche vocabulaire de la nature13 – constante dans l’écriture de Pierre Poquet qui n’est définitivement pas un poète de l’urbanité. D’ailleurs, dans ce recueil, il est un seul et unique poème où surgit la ville : les trois strophes commencent par le même vers interrogatif (« La ville parlera-t-elle ») suivi en decrescendo par des vers évoquant la nature14. Non seulement on comprend que la ville ne parlera pas mais on comprend également que la nature répondra avec violence à sa place, comme en témoignent le choix de la saison la plus rude (l’hiver) associée au « mensonge » dans la dernière strophe, la description du « […] brouillard noir / [q]ui brûle les paupières » dans la seconde strophe ainsi que les images de « […] l’épine en mal de sang » et « [d]u chardon / [f]écond / [d]ans la gueule / [d]e nos montures contestataires ». Si l’on sent la volonté du poète de s’éloigner de la ville pour fusionner avec la nature15, on sent aussi qu’il est le témoin impuissant des ravages de l’humanité sur la nature dévorée par les flammes. C’est du moins dans ce sens qu’on peut interpréter le dernier poème de ce recueil : les deux premières strophes décrivent une sécheresse si terrible que les oliviers – arbres capables de vivre en milieu aride – ont une soif telle que les larmes des margelles ne parviennent à l’étancher. Les collines ont perdu leur végétation et le ruisseau s’est asséché au point que son lit n’est plus identifiable. Il n’y a plus de miel ; les abeilles, ne pouvant plus s’abreuver, meurent. L’ombre n’apporte plus aucune fraîcheur. Et la terre disparaît dans un grand incendie apocalyptique qui semble être l’œuvre du diable. En effet, Satan est évoqué à deux reprises mais son œuvre dévastatrice craint l’eau transparente et fraîche qui fait cruellement défaut dans le dernier poème :
Dans quelle profondeur
S’attarde la fraîcheur
L’enfer
La retient-il prisonnière
Pour calmer les ardeurs
De Satan
Ainsi s’interroge le poète, sans jamais utiliser de point d’interrogation, impuissant face au désastre qu’il sentait arriver. Un ruisseau m’a brûlé fourmille d’images inquiétantes annonçant un danger imminent. Mais ce recueil regorge également de conseils pour affronter l’épreuve et garder espoir. C’est en particulier le cas dans le poème scandé par « Il faut que » qui se termine sur une note d’espoir : « Il faut que les ruisseaux / Grelottent de lumière ». On retrouve le même procédé dans un poème scandé par « Il faudra » qui se termine lui aussi sur une note positive : « Alors seulement / Après quelques sanglots / S’ouvrira le chemin / S’ouvrira le ruisseau ». L’allitération en s reproduit le son de l’eau qui coule pour répandre la vie sur son chemin : « L’origine est un ruisseau », écrit-il dans le poème suivant. Retour aux sources : l’eau et la lumière.
Tourbillon d’aventure dont le titre est issu d’un vers de son avant-dernier poème, est une invitation au voyage s’inscrivant parfaitement dans cette anthologie. Ce recueil tire son unité de la structure de ses quatorze poèmes. Ils sont constitués de deux à quatre strophes suivies d’une dernière strophe dont l’alinéa a été déporté vers la droite et dont le premier vers (ou une partie) forme le titre du poème. Notons que ces strophes finales présentent souvent un travail sur les sons16, comme annoncé dans le poème dont le recueil tire son titre :
Tourbillon d’aventure
Au feuillage sonore
Les voyelles rythment
Le pavé des rues
Ce recueil tire aussi son unité des thèmes principaux annoncés dans le titre. Si le mot « tourbillon » n’apparaît qu’une fois, on trouve au détour des vers l’évocation de « remous », d’une « tornade », de « cyclones » et du « tonnerre ». Quant au caractère aventurier des poèmes, il est contenu dans des termes évocateurs : « tambour », « écurie », « rempart », « glaive », « tocsin », « navire », « glas », « orpailleur », « poison », « vitrail », « oraison », « dédale », « moulin »… autant de termes qui réveillent en nous le souvenir de mythes, de légendes et d’histoires anciennes. Si l’aventure se réfère à un passé plus ou moins lointain, les deux derniers poèmes intitulés « Demain » et « Futur » indiquent que l’aventure continue : nous avons « le visage sur l’avenir ». Il faut donc continuer le voyage.
Dans le silence des oliviers nous propulse dès la première strophe du premier poème dans l’immensité intersidérale et le mystère de notre existence :
Magnétique
La lumière s’attache
Aux souvenirs masqués
De la nuit
Pour mieux dissoudre
Les frontières captives
De l’insondable
Et du parfum de l’espace
Le mot « espace » posé ainsi à la fin de la première strophe du premier poème ouvre les portes de l’« univers extérieur à l’atmosphère terrestre »17 tour à tour évoqué dans le recueil par les mots « comètes », « étoiles », « infini », « planète », « gravitation », « cosmos », « cosmique » mais aussi par « l’insondable » qui apparaît au vers précédent et qui n’est pas sans rappeler l’expression « Les voies du Seigneur sont impénétrables ». Car à l’immensité de l’univers correspond l’immensité de Dieu qui n’est nommé qu’à travers des termes religieux / bibliques18, comme on peut le voir dans la première strophe de ce poème qui débouche sur une réflexion philosophique à propos de l’existence :
Des milliers d’étoiles
Depuis la structure ardente
Délivrent la conjugaison
D’une genèse exigeanteVers quelle profondeur capitale
L’existence trouvera-t-elle
L’écho
De l’origine
Pour trouver les réponses à ses interrogations, le poète ne se tourne pourtant ni vers l’astronomie, ni vers la religion, ni vers la philosophie mais vers l’alchimie. Certains mots indiquent qu’il est à la recherche de la pierre philosophale puisqu’il fouille les profondeurs de la terre afin de trouver la matière première nécessaire à la réalisation de la pierre philosophale : « magnétique », « métal », « plomb », « minerai des volcans », « prisme », « bronze », « cristal », « roche » et les « pierres précieuses » qui brillent au dernier vers du dernier poème. Si le poète n’évoque pas les différentes étapes de transformation de la matière première en pierre philosophale, c’est sans doute parce qu’en bon magicien, Pierre Poquet ne révèle pas ses secrets de prestidigitation. De plus, il s’agit plus de l’alchimie du verbe que de l’alchimie des métaux, bien que ces deux alchimies soient proches l’une de l’autre depuis Une saison en enfer de Rimbaud. Ici, Pierre Poquet pose la poésie comme on pose la première pierre, malgré ou grâce à « l’érosion du langage », pour célébrer ce « verbe / de l’aventure éternelle ». Enfin, s’il n’indique pas s’il a réussi à atteindre son but, c’est certainement parce que parcourir le chemin est pour lui plus important que d’atteindre le but, message que véhicule le titre même de l’anthologie : Jusqu’au bout est le voyage.
Infinitif mon préféré se présente comme un essai sur vingt-cinq verbes et tire son titre du vers sur lequel se termine le dernier poème intitulé « Haïr ». Comme souvent chez Pierre Poquet, ce recueil a une unité stylistique qui résulte des contraintes d’écriture qu’il s’impose. Ici, chaque poème porte pour titre un verbe à l’infinitif qui constitue également le premier vers de chaque poème. Cette déclinaison d’infinitifs est d’ailleurs le seul élément commun à ces poèmes, même si on retrouve tout au long du recueil les thèmes de prédilection du poète, entre autres le feu, la mer, la faune (surtout les oiseaux) et la flore. Cependant, un champ lexical plutôt rare sous la plume de notre poète fait son apparition aux côtés d’un tutoiement, lui aussi rare. Il s’agit du champ lexical du corps19 qui confère à certains de ses poèmes une aura amoureuse :
Je reçois ton message
Mes doigts emmêlés
Dans ta chevelure
Donnent la chaleurÀ l’unisson
Il n’y a pas de nuit
Sans caresse
De cette union fertile naît un espoir d’abondance qui se traduit par l’évocation des « moissons »20, des « blés », des « semailles »21, de « racines »22, du « fruit », de la « fleur » et de l’« eau » malgré « poussières » et « cendres ». Car c’est en la nature qu’on peut se ressourcer et trouver l’espoir, comme il le décrit dans « Marcher », en particulier dans la troisième strophe :
Le chemin est si long
Qu’il faut parfois s’asseoir
Se nourrir de quelques feuilles
Boire un peu de lumière
Et prendre les abeilles comme amies
Avant de s’allonger
Alors que le poème semble se consacrer au déplacement23 et ainsi s’inscrire dans le leitmotiv de l’anthologie, Pierre Poquet y décrit une pause pendant le voyage, le moment où le voyageur se ressource, comme l’indiquent les verbes à l’infinitif : « s’asseoir », « se nourrir », « boire », « s’allonger ». Mais ce sont également les noms communs « feuilles », « lumière » et « abeilles » qui mettent en exergue la source de la vie et de l’énergie, à savoir la photosynthèse, et l’équilibre des écosystèmes avec les abeilles. Face à ce doux spectacle, le poète-voyageur, qui a repris des forces, est prêt à reprendre la route, à « […] reparti[r] le cœur bleu / [à] l’écoute des nuages ».
Au fil d’un silence rassemble seize poèmes présentant une réflexion sur le mot « salive », mot qui apparaît à la dernière strophe de chaque poème dans l’avant-dernier ou le dernier vers. Étrangement, Pierre Poquet a préféré à un vers contenant ce mot le premier vers du quatorzième poème mettant en exergue le mot « silence », mot qui a peu d’occurrences dans ce recueil. Il s’inscrit dans deux mouvements opposés : vertical et horizontal. La verticalité du silence encadre le recueil :
Et le silence
A pour océan
La salive verticale
De l’espace
De ces vers se dégage l’impression que le silence s’est installé entre Dieu et l’Homme. La parole s’est figée comme une stalactite ou une stalagmite – le haut et le bas, le ciel et la terre, l’espace et l’océan s’inversant sans cesse tel un sablier. L’absence du Père pour le Fils désoriente ce dernier qui entre dans une quête existentielle :
Orphelin
Cherches-tu l’azur
Au seuil de l’ombre
Cherches-tu l’horizon
Dans les galeries profondes
L’Homme cherche à sortir de l’obscurité (« l’ombre ») et du désespoir (« les galeries profondes ») pour atteindre la lumière (« l’azur ») et retrouver l’espoir (« l’horizon »). Lors de la traversée des contrées obscures, le silence tombé sur le monde devient horizontal. Il est associé au sommeil (« rêve[r] », « dormir ») et à la mort (« trembler », « deuil »). Presque à la fin du recueil, Pierre Poquet écrit « Au fil d’un silence / Une lame éblouit / L’œil du condamné », comme s’il se souvenait de cette phrase de Claudel dans Un poète regarde la croix : « Le Seigneur jadis de Sa salive, de Sa parole mélangée à la terre, a fait un onguent pour guérir notre cécité »24. Or, la salive ne se fera pas « onguent pour guérir » mais ‘poison pour mourir’ :
Dormir n’a plus d’espoir
Et la salive
Devient plâtre
Dans la gorge
Du marcheur fatigué
Refusant de croire à l’inutilité de la parole, l’Homme cherchera à communiquer avec Dieu en une dernière prière :
Écrire son testament
Dans sa salive
Et le laisser au chaud
Dans son écrin
À l’abri de la poussièreL’éternel manuscrit
Ne sera jamais traduit
Dieu et l’Homme ne parlent plus la même langue ; sans interprète, la salive s’avère « inutile », adjectif sur lequel se termine le recueil comme une ultime déglutition avant le grand silence. Mais peut-être est-ce dans ce silence, l’absolue absence de bruits et de paroles inutiles, que le poète entre en paix avec lui-même, se met à l’écoute de soi et du monde et trouve les réponses à ses questions. N’est-ce pas dans le silence que Dieu parle ?
Encadré par deux courts poèmes qui se font écho, L’image de mon secret interroge la fragilité de l’existence. Cette instabilité se ressent jusque dans la forme changeante des poèmes qui composent ce recueil, ce qui tranche avec les recueils précédents. Cet éclectisme poétique se traduit par des poèmes allant du vers unique à vingt-six vers, composés d’une strophe unique ou de deux, trois, quatre voire sept strophes. Pierre Poquet cherche à nous donner une autre image que celle que nous nous sommes faite de son écriture. Est-ce le fameux secret ? Dans le poème dont le vers répété à deux reprises a donné le titre du recueil, le poète nous livre son intimité. Il n’a soudainement ni chaud ni froid25 ; il n’est plus seul puisque l’unique – comprendre par ce terme « dieu » – fait son apparition et œuvre :
Et puis l’unique
S’imprime pour toujours
L’image de mon secret
Il y a l’unique
Qui détruit l’invisible de moi-même
Ce qui était caché est soudainement dévoilé. Sans doute parce que personne ne peut avoir de secret devant Dieu. À moins qu’il ne s’agisse d’une illusion, comme dans le mythe de la caverne, puisqu’il ne s’agit que de « l’image » de son secret… Toujours est-il qu’ici Dieu est implicitement présent. Dieu est présent par les prières que lui adresse le poète, comme dans le poème qui commence et se termine par « [j]oindre les doigts » et où il est en train d’« [é]crire à genoux ». Dieu est aussi présent dans une sorte de géométrie sacrée26 qui forme un discret fil rouge dans ce recueil rappelant l’affirmation de Platon selon laquelle « Dieu, toujours, fait de la géométrie ». Dieu est enfin présent à travers le thème du temps dont il est le maître et avec lequel il joue : « Le temps s’écoule / Et inverse le sens / Le futur est un compte à rebours » ; « Futur refuge oblique / À la rencontre de la mémoire ». Dans ce chaos temporel, les aiguilles des horloges avancent à reculons et remontent le temps. Elles fouillent dans la paille des souvenirs et le foin des oublis à la recherche d’une mémoire enfouie qui attend d’être ravivée :
L’attente de la mémoire
Remonte à l’écriture
L’écriture intérieure
Qui étreint l’obscurité
Dans le désordre
Qu’il s’agisse de l’écriture orale, des Saintes Écritures ou de l’écriture que le poète porte en lui (« intérieure »), l’écriture est reliée à une mémoire ancestrale, religieuse et/ou personnelle. Mais cette mémoire semble si floue, si lointaine, si enfouie que l’écriture ne parvient pas à en dévoiler le secret. La mémoire reste l’image d’un secret. Que reste-t-il de cette perte de mémoire sinon une écriture amnésique :
Mes paroles ne suffisent pas
À déraciner l’inquiétude
L’inquiétude invisible du voyage
Pareil aux oiseaux fatigués par un horizon en exil27, le poète migrateur poursuit cependant son voyage jusqu’au bout…
1 Velter, André. (2014). Jusqu’au bout de la route. Un livre-récital avec Gaspar Claus. Paris : Gallimard, p.9.
2 https://www.cnrtl.fr/definition/probabilisme (consulté le 10.01.2020)
3 Ibid.
4 https://www.lyrikline.org/de/gedichte/sans-trop-forcer-3933 (consulté le 10.01.2020)
5 Dans Probabilisme, nous avons relevé les termes suivants : « une croix », « auréole », « Une femme nue / Sous le manteau / Près de l’enfant », « l’enfer », « un ciboire », « une colombe ».
6 « Ce petit édifice octogonal (à la manière d’une croix grecque) est ouvert à toutes les confessions. Pas de nom de saint, pas de croix, pas de culte, seulement une immense salle d’art moderne ornée de quatorze peintures murales extrêmement sombres, noires aux très légères nuances de couleur, bien loin des peintures incandescentes de la décennie précédente. » https://www.beauxarts.com/expos/en-images-la-chapelle-rothko/ (consulté le 10.01.2020)
7 Dans Au quotidien du ciel, nous avons relevé les termes religieux suivants : « le mystère », « un royaume », « l’angélus », « l’exil », « le berger », « le troupeau », « les brebis », « le déluge ».
8 « Les brebis / Ont pour frontière / Les bris de verre »
9 « De nos paupières / […] s’écoule / La sève insipide / De l’incertitude »
10 Notons que la majorité des termes météorologiques utilisés par Pierre Poquet dans Au quotidien du ciel fait référence à des perturbations atmosphériques plus ou moins fortes : « tempête », « orage », « ouragan » et « déluge ». Le mot « déluge » fait évidemment référence au déluge biblique décrit dans la Genèse.
11 Le vocabulaire de la nature – très présent sous la plume de Pierre Poquet – met en exergue, dans le cadre de ce recueil, la force du renouveau : « vagues », « dunes », « fruits », « fleurs », « grappes », « eau », « fleuve », « abeille », « branche », « sable », « raisin », « écureuil », « écume », « jardins », « silex », « gerbe », « grain », « brindille », « sève », « paille », « l’arbre », « falaise », « l’herbe », « les pierres », « ruisseau », « papillon », « lianes », « un corail », « feuilles », « l’étang », « troncs ».
12 Le nom commun « ruisseau » est renforcé par : « pluie », « puits », « fontaine », « larmes », « se noient », « eau », « sanglots », « goutte », « neige », « glace », « buée », « s’écouler » et « s’abreuve ». Le participe passé « brûlé » est renforcé par : « braises », « soleil », « ardente », « fondre », « cendres », « feu », « brûlures », « fièvre », « foudre », « fer », « rouge », « flamme », « volcan », « Satan », « enfer », « ardeurs », « foudroyer » et « incendie ».
13 Nous avons relevé les noms communs suivants : « jardins », « arbre », « feuillage », « épi », « épine », « chardon », « herbe », « lierre », « fougère », « argile », « neige », « noisette », « roses », « feuilles mortes », « blé », « ronces » et « lianes ».
14 Cf. « l’épi », « l’épine » et le « chardon » dans la première strophe, le « brouillard » et les « ruisseaux » dans la seconde et « l’hiver » dans la dernière.
15 « J’aimerais tant [le ruisseau] épouser / Pour me sentir léger / À l’approche de l’orage // […] J’aimerais tant / Que je m’acharne / À le caresser. »
16 Nous pensons en particulier à la dernière strophe de « À travers » : « À travers cette clairière / Le songe déchire / Et ronge le désir » (Nous mettons en italique et en gras). On retrouve un procédé similaire dans la dernière strophe de « Moins serrée » : « Moins serrée que d’habitude / L’onde s’ignore / Et sonde le décor » (Nous mettons en italique et en gras). On trouve également beaucoup d’allitérations comme « Dédale imprudent / Où se perdre / Se permet la parole » ou « L’excellence / Du cercle / Épouse / Les passions » (Nous mettons en italique et en gras).
17 https://www.cnrtl.fr/definition/espace (consulté le 10.01.2020)
18 Cf. « la lumière », « l’insondable », « l’absolu », « la genèse », « l’origine », « l’aventure éternelle », « les versets », « la création », « le châtiment », « le vitrail », « l’alliance », « le verbe ».
19 Cf. « bras », « cœur », « doigts », « chevelure », « yeux », « cheveux », « visage », « genoux », « bouche », « mains », « lèvres ».
20 « Toi / Et moi / Confiants / Pour la moisson »
21 « La terre est prête / Pour les semailles »
22 « Et nourrir les racines / Qui donneront le fruit »
23 Cf. le titre du poème et les deux premiers vers : « Marcher / Est un voyage ».
24 Claudel, Paul. [1938] (1947). Un poète regarde la croix. Paris : Gallimard, p.46.
25 « La chaleur qui m’étouffait / Est devenue néant // La glace qui s’évade / De mon avenir / Fait trembler les mille couleurs »
26 Cf. « formes », « angle » / « angulaire », « cube », « triangle », « cercle », « rectiligne », « anti-chiffre », « carré », « espace mesuré », « oblique », « parallèle », « droite », « pointillés », « zéro », « un », « deux », « trois », « quatre », « neuf », « douze », « courbe », « droite », « pointillés ».
27 « L’horizon est en exil / Et fatigue les oiseaux. »
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