Description
cette longue forêt où j’avance
en lourde tortue des caps
se fait-elle muette pour soutenir mon pas ?
Marie-Pierre Sirois1
D’écorce et d’écume s’articule autour du poème mis en exergue au début du recueil2. Les parties intitulées « Au cœur des arbres », « Au cœur des ombres », « Au cœur des pierres » et « Emportée par les eaux » – titres qui reprennent les vers 2, 3, 4 et 7 du poème initial – sont encadrées au début par « Le secret des chambres » et à la fin par « Les chemins d’écriture ». Il s’agit là de la trajectoire d’un je lyrique quittant les chambres de sa carapace où il s’était blotti pour aller vers l’horizon incertain de l’écriture : traverser l’écorce pour caresser l’écume.
Dans le secret des chambres flotte le souvenir de la chambre à soi de Virginia Woolf3. À l’extérieur, la ville hostile est humide de mélancolie et ses passants sont pareils à des pantins pétrifiés par la peur. À l’intérieur, « la maison aux chambres vides » respire la mort et suinte de secrets : la première chambre présente une inquiétante étrangeté à la E.T.A. Hoffmann4. Les voisins du dessous redoutent les fous du dessus, ces mots qui « s’installent / avec leurs meubles bizarres / leur pendule à quatre aiguilles / et le miroir qui vomit / des images insensées ». Face aux fantômes de la ville et aux spectres du jardin, un besoin d’ailleurs se fait ressentir. Mais les portes sont closes et les clefs sont perdues.
Quand elles sont entrebâillées, elles claquent à cause des courants d’air ou laissent entrevoir un autre cauchemar : « le cri de l’humanité ». La seule échappée de la fenêtre ne permettrait que de rejoindre des ombres. Et puis soudain, « on frappe à la porte » ; comme par magie, un escalier de fumée ou de bois apparaît et mène vers une autre maison avec un grand jardin où poussent chardons et herbes folles. Il pleut mais au-dessus des nuages s’étire un rêve à l’infini.
Bientôt, le jardin se transforme en forêt de sapins bleus, de vieux chênes, de peupliers accablés et de bouleaux solitaires. Dans nos mains, ce que nous cherchions tout à l’heure : « de pauvres clés rouillées ». Serions-nous devenu-e-s l’Alice de Lewis Carroll5 ? Serait-ce le pays des merveilles ? Il y a des épines sur le sol, des ombres dévorantes et des araignées qui grouillent comme autant d’étoiles dans le ciel. La peur revient au grand galop dans le gouffre de la nuit au détour d’un poème rachitique et nous traversons les forêts de bouleaux seuls dans la foule de leurs semblables (« solitude / multitude ») et les hommes-arbres dépouillés. Et pourtant, quelques poèmes plus loin, un cœur bat encore sous l’écorce. Alors, des oiseaux familiers réapparaissent et s’envolent vers les cimes. Parmi eux, un goéland à la recherche de l’océan perdu sème du bleu, des fruits et des lilas entre les arbres. Suffirait-il de longer la rive du ruisseau pour retrouver l’océan ? Il y a cependant « une limite à ne pas franchir » : « l’autre rive là-bas / nous dit de revenir ». Et les larmes coulent : « on ne revient jamais / voir l’océan », écrit Zwegers dans la partie suivante (« Au cœur des ombres »). Parce que « […] les ruisseaux […] tomberont du haut de la falaise »…
En rebroussant chemin, la forêt a fait place à un immense champ de bataille où s’affrontent ombre et lumière, aube et crépuscule, nuit et jour… au point de se confondre et de disparaître. Le je lyrique perd ses repères : « je ne sais plus / ce que je cherche ». Ayant perdu sa mémoire, il devient un « spectre lunaire ». Alors, les ténèbres peuvent arriver avec leurs abysses nocturnes et leur soleil noir, comme un clin d’œil à Julia Kristeva6. Puis, dans un sursaut de lucidité, le poème privé de son je lyrique se souvient que seul l’artiste – qui se confond avec Dieu, comme le suggère la définition de l’artiste que nous livre Zwegers(« le créateur / de la nuit irisée / par le feu des buissons ») – « peut changer / l’ombre en lumière ». Le poème se souvient aussi qu’il n’y aurait pas de lumière sans ombre. Alors le poème se met à gratter « le fond des gouffres / remplis de ronces / […] [et] de bêtes » ; il se met à percer « les murs de glace / […] [et] de feu » pour découvrir « l’écorce des étoiles ». Le soleil réapparaît lentement, les oiseaux chantent, de l’eau jaillit des fontaines et à l’horizon apparaissent « des mers apaisées ». La luminosité n’est que de courte durée : une heure magique tout au plus et l’ombre est de retour. Mais le je lyrique ne sombrera plus dans l’opacité car son regard est porteur de clarté et d’espoir. Dès lors, parfois seul, parfois accompagné (quand surgit le pronom « nous »), le je lyrique peut reprendre son cheminement vers une « terre inconnue », une terre aride balayée par les vents, une terre où poussent des pierres entre les ronciers. Tout comme une « […] simple pierre / dans un désert de pierres / peut contenir / toute la grâce / d’une orchidée », un simple mot dans un désert de mots peut contenir toute la grâce d’un poème. Ainsi, les pierres s’ouvrent pour donner naissance à des orchidées, du liseron et du mimosa et leurs parfums emportent le je lyrique « dans les jardins suspendus ».
Eden éphémère que ces jardins ! Les goélands arrivent par rafales pour annoncer un orage imminent. Alors, il faut s’accrocher au phare, le temps de prendre une grande inspiration avant de sombrer « dans les entrailles / d’un monde sans couleurs » et de se confondre avec la mer déchaînée et sa douce écume déposant un baiser sur la joue des galets. Des profondeurs surgit soudain une série de six poèmes qu’on pourrait intituler « les étranges bleus », six poèmes aux angoissantes couleurs criardes (bleu, rouge, vert), qui nous rappellent fortement le célèbre tableau d’Edvard Munch intitulé « Le cri ». Si un peintre apparaît avec sa palette de bleus dans le second poème, c’est surtout le leitmotiv du ciel rouge (« le ciel aussi / est dépouillé / le voilà rouge / comme les vagues » ; « […] un ciel rouge / un ciel tout rouge / comme le sang » ; « […] dans le ciel / rouge comme le sang ») qui nous évoque ce tableau ainsi que le poème de la tête verte. Le poème qui suit raconte un corps décapité cherchant sa tête, comme si le corps de l’homme du cri errait dans un autre tableau à la recherche de sa tête qu’il trouve, puis finalement abandonne au bord d’un ruisseau. Puis, le je lyrique semble sortir d’une torpeur nocturne avec quelques ecchymoses au creux de son âme en mal d’aube et un goût de sel marin au bord des lèvres. Alors que la mer tourbillonne, les galets bleus appellent le je lyrique sur la rive des écumes. Sur le sable, le je lyrique se rappelle le fardeau oublié au bord de l’eau dont les vagues racontent la triste histoire de son enfance. Poème à teneur biographique sans doute qui débouche sur le va-et-vient des vagues, métaphore des errances humaines. Malgré l’amertume des embruns, le plaisir que procure la main jouant avec le sable fait émerger une vieille amie oubliée : l’écriture. Le je lyrique et sa vieille amie l’écriture décident de flotter ensemble sur un nuage de rêve au-dessus de la mer tout en écoutant « le clapotis des vagues » parce que « cette envie de croire / que tout changera » – vers sur lesquels se termine cette cinquième partie du recueil – est plus forte que toute.
C’est ici que commence ou continue le voyage du je lyrique. Et déjà il se heurte à un grave constat : « tes mots n’ont pas germé », les mots sont « coincé[s] / entre deux pierres / au fond de notre gorge ». L’usage des adjectifs possessifs « tes » et « notre » indique que la question de l’écriture ne regarde pas que le je lyrique. C’est toi qui es, c’est nous qui sommes concerné-e-s. Puis les mots se mettent à gémir, à écumer, comme un embryon d’espoir. Alors, les mots germent, poussent comme des herbes folles, les poèmes s’épaississent et s’allongent comme des arbres. Mais ils ne se suffisent pas à eux-mêmes : ils ont besoin d’être lus, comme Zwegers le rappelle dans ce court poème : « d’ennui les mots se meurent / quand aucun œil / ne les regarde ». Les mots affrontent vagues, pluies et neiges. Il affrontent aussi la cruauté du je lyrique qui les épluche, leur ronge les chairs pour ne laisser que des os brisés, ces ratures d’encre, comme l’illustre ce court poème : « j’avais cessé d’y croire / à la clarté des astres / sur mon épaule nue / et puis c’est revenu ». Les mots ressuscitent et semblent refaire le chemin que le je lyrique suit depuis le début du recueil, comme l’évoquent les termes « fenêtre », « chemins » et « pierres » dans le poème suivant : « l’écriture est la fenêtre / ouverte sur les chemins / qui traversent l’univers des pierres muettes ». Ce cheminement parallèle se poursuit dans le poème suivant où Zwegers évoque une échelle qui rejoint l’azur. Néanmoins, cette échelle dépourvue de barreaux retrouve ces derniers grâce à la poésie : « unique est l’instant / où la poésie / remet les barreaux / à l’échelle qui rejoint / l’azur et ses dieux ». Si « un poème sort du silence », il ne s’agit que de « l’ébauche d’un poème », d’« un poème inachevé ». Alors, la poésie disparaît dans la mer et le recueil s’achève sur une interrogation à propos du poème qui nous éclairerait de sa flamme pour soudain nous plonger dans les ténèbres. Le poème ne parviendrait-il pas à percer l’opacité ?
Émilie Notard
1 Sirois, Marie-Pierre. résoudre ultérieurement. Montréal: L’Hexagone. 2010 : 71.
2 Si les poèmes de ce recueil ont été rédigés par Michèle Zwegers, le recueil a quant à lui été composé par mes soins à la demande de l’auteure pour les éditions Accents Poétiques.
3 Cf. Woolf, Virginia. Une chambre à soi [A Room of One’s Own]. [1929]
4 Cf. entre autres L’homme au sable [Der Sandmann]. [1817].
5 Cf. Lewis, Carroll. Les aventures d’Alice aux pays des merveilles [Alice’s Adventures in Wonderland]. [1865].
6 Cf. Kristeva, Julia. Soleil noir. Dépression et mélancolie. 1987.
Avis
Il n’y a pas encore d’avis.