Description
Blancheur d’étoiles suivi de Sexe et Silex pourrait présenter une structure formelle d’apparence classique, Blancheur d’étoiles se divisant un effet en quatre parties : « Amour », « Temps », « Parole » et « Bonheur ». Or, la première lecture détrompe déjà : nous découvrons ici une forme d’écriture résolument contemporaine qui ouvre l’espace d’une poésie inédite et totale. Chacune des parties énoncées plus haut constitue une mise en lumière momentanée d’un ensemble toujours indissociable, comme il en est de chacun des instruments d’un ensemble orchestral. Cette écriture est musicale, aussi bien dans sa structure horizontale, mélodique1, que dans sa structure verticale, harmonique : Blancheur d’étoiles déroule ses notes suivant une ample partition poétique ponctuée de chants. Les tirets longs, qu’ils unissent ou séparent, qu’ils encadrent un groupe de vers en particulier ou qu’ils s’imposent au sein même du texte, se présentent comme des indications et des mises en mesure de la voix (voix on, voix off, murmurée, intime, criée, intérieure, extérieure, unie, désunie, généralisée…), tandis que les barres obliques imposent au poème un tempo précis :
Il n’y a que beauté chez toi / raffinement / frôlement /
À renaître chaque jour / dans l’apparence du secret /
Ta tête frêle / bourgeonnement / papillon de l’être
Voilà mes mains / pour toi / généreuses / sous ta nuque
Stèle de chair / au maintien des fontaines
Mon amour livide / agrippé / au chemin de la terre
Les textes en italique s’ancrent dans le corps de la partition comme une inscription du « secret » : ils cachent et révèlent l’essentiel ; ils sont l’écriture légère, impossible à enfermer dans aucun vocable ; ils sont les mots du vent, du tonnerre, de l’arbre, de la fleur, de l’étoile, de la douceur, de la terre, du « mystère » des « corps », du savoir insu d’un paradis perdu – l’« Amour » – dont le poème nourrit la quête : « Je ne sais pas / Je ne sais pas comment doit se chanter le vent, ni les mots du tonnerre / Je ne connais que ma main qui cherche ta voix ». Parmi le cycle des saisons, le temps humain compté, la fragilité de l’amour, de la peau, de la lumière, des mots comme du sang, cette élation s’ouvre sur un hors temps de retrouvailles dans l’union de l’être et du monde, grâce au pouvoir éphémère, et pourtant seul durable, des mots.
je te vois comme un étalement de branches
je regarde cet arbre devant moi
et je te vois comme un arbre
je te dis – « je te vois comme un arbre »
avec ses racines qui plongent dans la terre
dans l’oubli
et son tronc
et ses branches nues cet hiver
au printemps les feuilles vertes
se couvriront d’oiseaux
je te dis – « veux-tu être mon arbre ? »
arbre amie
au tronc poussé
vers le ciel,
tes anges
tes oiseaux
accrochés à tes branches,
ta peau est ton armure.
arbre amie,
je te parle comme à un homme
le vent me répond
par tes branches neuves.
tes racines s’enfoncent dans mon cœur
illuminant la terre
au plus profond des bois
ta sève circule,
c’est mon sang dans tes bras.
arbre amie
arbre amie,
saule pleureur de l’automne
olivier gonflé de soleil
peuplier pliant sous la neige d’hiver
je te parle
comme à la femme que j’aime
Le chant poétique, quand il devient chanson – forme souvent privilégiée dans la partie intitulée « Amour » –, fait tout naturellement usage du refrain (de l’anaphore rhétorique à l’épiphore et à l’antépiphore), associé, dans l’ensemble de l’œuvre, à l’assonance, au goût de la rime inclusive ainsi qu’à une utilisation très particulière de la paronomase qui crée un effet de basculement et laisse entrevoir l’autre côté du monde, le « secret » à jamais voilé par « l’illusion », comme en une sorte de mise en abyme, par un processus d’inversion (« ange » / « mésange » / « mi ange, « mi mésange » ; « Miracle ou mirage ? » ; « Eros » / « Héros du néant » ; « orgasmes » / « organe » ; « ébloui » / « éboulis » ; « désirs » / « dire » ; « toute nue » / « nuée » ; « vive » / « vite » ; « ordures » / « dorures »…). De ces passages d’un état à un autre, d’une étape à une autre2, les images poétiques, les métaphores, les jeux avec les mots en général3 ou encore les ruptures de ton4 sont autant de témoignages d’une surprenante beauté, comme l’illustre – parmi tant d’autres de cette orfèvrerie poétique – un poème-chanson de l’union amoureuse. Dans ce poème, les paroles en abyme sont nées d’une « chanson » que le poète entend intérieurement et qu’il reprend en la chantant et retranscrivant à son tour, de sorte que la femme aimée semble apparaître grâce à la seule magie des mots (« j’entends » ; « Une chanson tendre qui monte jusqu’à moi ») telle une proche et lointaine présence (« Je ne connais que ma main qui recherche ta voix »). Dans la reprise en forme de refrain des vers 1 à 11, l’approche lente du corps des amants s’exprime au moyen du passage des articles indéfinis (vers 1 et 2 : « Une robe qui s’ouvre / sur un ventre qui parle ») à celui des adjectifs possessifs (vers 15 et 16 : « Ta robe qui s’ouvre / sur ton ventre qui parle ) ainsi que des articles définis (vers 6 et 7 : « Sur le dos, sur les reins, / Jusqu’aux seins retenus » ; vers 11 : « Je ne connais que la main qui cherche la voix ») aux adjectifs possessifs une fois encore ( vers 20 et 21 : « Sur ton dos, sur tes reins / Jusqu’à tes seins retenus ; vers 25 : « Je ne connais que ma main qui cherche ta voix ») :
Une robe qui s’ouvre
Sur un ventre qui parle
Que dit-il à la main qui caresse ?
Moi, j’entends
Une rivière qui coule,
Sur le dos, sur les reins
Jusqu’aux seins retenus
Je ne sais pas
Je ne sais pas
Je ne sais pas comment doit se chanter le vent, ni les mots du tonnerre
Je ne reconnais que la main qui cherche la voix
Je ne sais pas
Je ne sais pas
Je ne sais pas comment doit se chanter le vent, ni les mots du tonnerre
Je ne reconnais que la main qui cherche la voix
Mélancolie paisible
Autour d’un feu de bois
Une chanson tendre qui monte jusqu’à moi
Ta robe qui s’ouvre
Sur ton ventre qui parle
Que dis-tu à la main qui caresse ?
Moi, j’entends
Une rivière qui coule,
Sur ton dos, sur tes reins
Jusqu’à tes seins retenus
Je ne sais pas
Je ne sais pas
Je ne sais pas comment doit se chanter le vent, ni les mots du tonnerre
Je ne connais que la main qui cherche ta voix
En contrepoint du recueil, des phrases s’échappent du corps du texte, comme pour mieux entrer en résonnance avec lui. « Amour », « Temps », « Parole », « Bonheur » s’y rejoignent sous la forme à la fois poétique et lapidaire de l’aphorisme. Le parcours poétique est de nature initiatique, le liant des mots délivre en-deçà et au-delà de leur simple énoncé un savoir sur l’Amour, le Temps, la Parole, le Bonheur, ainsi que quelques-uns des éclats diamantés du « mot perdu » – cette autre « blancheur d’étoiles » : « Je sais / que je sais d’avantage que ce que j’entends ou / dis / Et que dans l’ombre du son / Se tient le mot perdu ». Comme autant de petits cailloux blancs semés par le poète sur nos chemins de vie, voici quelques autres de ces aphorismes en partage :
* Aimer, c’est vouloir donner à l’autre ce qui n’est donné qu’à soi :
Ce coin de ciel bleu, ce vol d’hirondelle,
Cet avion qui passe maintenant dans le ciel.
* Le temps est un cheval de douceur
* Que nos corps sont mystères / L’un pour l’autre / On ne leur dira pas
* Je suis l’ombre et la lumière / Pulsation du temps / Dédales de la raison
* La chanson de l’amour est une plainte assumée
* J’écris / Pour que les mots / S’amoncellent / Dans le désordre du bonheur
* Infini est l’amour de la chair qui vient et retourne aux étoiles / Infini est le chant des oiseaux sur la branche
* La poésie nous laisse attachés l’un à l’Autre par des gestes simples d’enfant
* C’est sous les feuilles des nénuphars, dans l’obscurité de fougères / Que se cache le bonheur
* Prenons le temps d’habiter la lumière
* Toute parole dite est dite. Elle existe de la plus belle existence
* Il faut croire
Aux gestes purs
Des enfants qui parlent avec les mains
Ce sont les bornes du vent
* L’Espoir, tel un oiseau de printemps, renaît de ses cendres
* Et même si jamais le sens des paroles ne sera le même
La musique reste la même
* C’est à la bordure de nos bouches / En passant par nos corps / Que se peuple le monde
* Il en faut des soleils de sourires pour faire fondre les larmes
* L’avenir est un œil nu qui se regarde
* La douleur garde le goût tendre des lèvres
* L’éclair parfois de la beauté nous ramène au soleil
* Nous vivons en un instant, toute l’éternité / Là, nous savons / Nous vivons / Le mystère essentiel de l’être qu’est l’autre de nous-même
* Il faut savoir cueillir les fruits / Des ronces rouges
* La chair de la terre / Est bien la porte ouverte du bonheur
* Ce sont nos mains pleines de l’espace qui nous rassasient d’amour
* C’est par le chant de nos silences que nous enchantons le jour
Si Sexe et Silex « suit » Blancheur d’étoiles, ce n’est pas qu’il vient s’y ajouter comme un après. Il est et exprime bien plutôt l’une des facettes de l’amour qui, dans la partie « Amour » de Blancheur d’étoiles, se révèle sur le mode de l’apparition et du merveilleux (« ange », « fée », etc.), de la rencontre de l’âme sœur. S’il est question, dans « Amour », de cette rencontre rare des âmes, s’y expriment aussi l’attente, la frustration, la douleur de l’éloignement des corps. En ce sens, Sexe et Silex se définit comme une œuvre résolument érotique, célébrant jusqu’à l’ivresse l’amour physique, cri du corps en présence, blessure-coupure, témoignage de sang vif, ainsi que l’exprime le titre même : tranchant du « sexe-silex » comme signature de vie et de feu : « Des cris à pleine gorge / Des lambeaux de crinière / […] Cheval, / jusqu’à l’aube / Sur tes galops d’abîme. » ; « […] Nue, / Quel étrange soulèvement / De l’être que la jouissance / Sur ta peau suant de sang / […] O mon Amour ! / Touche-moi / Comme un tambour / Que je résonne aux cris / De la douleur et du plaisir ». On notera le rythme souvent heurté, saccadé, tel un halètement, ainsi que la prééminence du champ lexical du corps (« gorge », « bouche », « ventre », « sexe », « vagin », « aisselles », « sang », « chair »), de celui de l’animal (« crinière », « cheval », « essaim », « venin », « étalon », « galop », « chien », « croupe »), du cri (« cri », « tu gémis », « mugissement », « cris de la douleur et du plaisir »). Apparaissent aussi, mêlés, les champs sémantiques du morcellement et de l’union (« lambeaux », « puzzle », « pièce », « lego », « Puzzle des sexes ou chaque pièce s’ajuste »).
Cette faim du corps de l’autre5 ne se départit jamais de douceur, de tendresse, d’une grande beauté lyrique6 qui unit sans cesse corps et paysage : « Ta main sur ma main, je la sens / vibrante, odorante / Je la parcours dans ses nervures / Feuille découpée de la chair » ; « Nous nourrissant du vent / Dans l’épaisseur des lèvres » ; « Ta présence dans la douceur de ce matin d’été / […] / Des parfums de lavande se mêlent à tes cheveux » ; « J’ai les mains noircies par les travaux de la tendresse » ; « J’accouche des ciels et des cils » ; « les falaises du corps » ; « la source de ton ventre » ; « je t’aime / alors un peu comme l’eau / Qui s’en retourne à sa source » ; « chaque grain de peau – une poussière d’étoile ».
Tel le corps et l’âme, l’amour demeure mystère : « Je sais que tu m’aimes / Dans ce lego de l’âme ». Il interroge en nous la « promesse » oubliée : « Nous construisons nos maisons / sur les vestiges de l’horizon / Chaque arbre – une borne de silence / Chaque grain de peau – une poussière d’étoile ». Cette tension de la terre vers l’étoile est la condition même du poète : il est cet homme de chair et de sang, de boue et de lumière, du « mot » qui « dit » le « maudit », dont « les doigts », souvent, « glissent sur le clavier de la chanson » :
je me reconnais comme messager de la mort
l’amour est un mâle
nécessaire
à la reproduction du m’aime
Le poète est à la fois celui qui interroge en lui un savoir insu – ce miracle et ce mystère des mots qui l’habitent et parlent à son insu d’un au-delà de lui-même en lui – depuis un lieu de retrouvailles où le corps entier sait renaître au monde ouvert, s’y baigner, se confondre avec lui, se refonder :
dis-moi
comment se peut-il que je sois à ce point
encombré de mots et de silences
au point d’être à la fois
le frisson sur la mer et le vent et l’écume ?
Par ces retrouvailles, le « silex » même n’est plus connoté. Il redevient silex sur la plage (« les silex à tes pieds ») ; le mot retourne à la chose dans la convocation de ce qu’elle est en tant que chose. Et si mirage il y a, il demeure essentiel à « la résurrection » :
Les mirages ont cela d’essentiel qu’ils nous font rêver
Et le rêve fait avancer
Et il faut rêver au-delà des souvenirs et des regrets
Le passage du temps s’ouvre alors, sans reniement ni oubli, sur un présent neuf qui n’est pas naissance, mais renaissance, qui n’est pas trouvaille, mais retrouvailles. Il coïncide avec le retour de la « mésange », métaphore de la femme aimée, aux premiers vers de Blancheur d’étoiles :
Je t’ai reconnue tout de suite
mésange endormie
sur le chemin du vent
Cette reconnaissance prend la forme d’une adresse directe (« Je t’ »), en opposition à l’observation d’un « elle » par un « tu » qui, au début de Blancheur d’étoiles, place le sujet à distance narrative : « Elle est tendre et frêle avec son chant d’oiseau qu’elle entame au petit matin sur les branches les plus basses du saule en ce jour d’ouverture de la chasse. / Tu as peur pour elle. / Tu te dis que ces gros cons de chasseurs vont vouloir en faire du pâté de mésange ». Dès lors, cette « mésange endormie / sur le chemin du vent » semble se confondre avec le poète lui-même faisant face à la page blanche, à l’instant où « la plume » (métonymie de l’oiseau « mésange ») s’apprête à « tracer » « les sillons » d’un verbe neuf :
S’atteler à la plume qui caresse le papier.
Y tracer à pleine couleur les sillons de la résurrection.
C’est avec sa voix
Que je parle maintenant
Comme j’entends chanter la mer dans les coquillages.
Elle a su garder sa voix d’enfant.
Elle se souvient de toutes les chansons douces.
Ce qui s’écrit alors en point d’orgue de « Sexe et Silex » n’est autre qu’un véritable hymne à « l’amour la poésie » (sans virgule, ainsi que le concevait Eluard), tels que Blancheur d’étoiles a su les chanter :
Les couteaux de la nuit sont plantés dans le sable
La vague crisse et remonte la montre du temps qui passe
Je sais qu’à mi-hauteur des cuisses l’eau de la mer est glacée
Qu’on ne peut prendre le large sans mouiller sa chemise.
Elle sait que les mots sont comme des fleurs
Qu’il faut les arroser et leur parler
Elle les arrange en bouquet avec un peu de verdure.
Quand elle les a coupées, elle les place à la lumière dans un vase
transparent qui laisse passer les odeurs, les parfums.
Elle coupe délicatement leur tige en biseau
Elle change régulièrement leur eau
J’ai donc laissé ma vieille peau de singe hurlant au vestiaire
avec mes deux revolvers et me voilà ici nu devant elle comme un ver
Et si, devant la page encore blanche de l’avenir, le poète dit à l’amour : « Je ne sais pas de quoi sera fait demain », il sait désormais que son « chant » est « incarné ».
Anne Marguerite Milleliri
1 C’est ce qu’expriment les mots eux-mêmes : « petit air triste » « chant », « plainte », « il reprend la chanson douce avec toi », « La chanson de l’amour est une plainte assumée / Comme ce nid d’hirondelle que je tiens haut sous la pluie et le vent », « Les mots seuls savent où nous allons / Les lèvres chargées de sel / Et nos chants enragés déposés à leurs pieds », « Et je tiens / Dans les mains / Le chant d’une mésange / Le vent / Et la fureur », « Fermer les yeux, / Murmurer à l’oreille / La chanson de la mer »…
2 On passe du rêve à la vie réelle (ou l’inverse), du quotidien parfois trivial au merveilleux, de la tristesse à la joie, de la douleur au bonheur.
3 Par exemple, l’expression « On veut nous faire prendre des messies pour des lanternes » acquiert, dans une sorte de retournement ironique et drôle, force et valeur d’aphorisme.
4 Cf. « Elle est tendre et frêle avec son chant d’oiseau qu’elle entame au petit matin sur les branches les plus basses du saule en ce jour d’ouverture de la chasse. / Tu as peur pour elle / Tu te dis que ces gros cons de chasseurs vont vouloir en faire du pâté de mésange ».
5 Cf. « Nous nous parcourons à l’aveugle, / Affamés ».
6 Cf. « Il faudrait savoir écrire le vent dans tes cheveux / Et le soleil qui danse / Et l’herbe caressée par tes pieds nus ».
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