Des Mots Justes – Juste Des Mots (Ebook)

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Des Mots Justes – Juste Des Mots rassemble des poèmes écrits par Jean-François Declercq après la publication de Blancheur d’étoiles suivi de Sexe et Silex, soit entre 2016 et fin 2017. Des Mots Justes – Juste Des Mots repose sur l’histoire personnelle de son auteur et s’articule – comme le titre l’indique – autour de deux événements intimes distincts auxquels sont consacrés les deux volets du recueil.

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Description

Je voudrais t’asperger de mes mots
comme de gouttes d’eau
prises au silence.

 Zéno Bianul1

Des Mots Justes – Juste Des Mots rassemble des poèmes écrits par Jean-François Declercq après la publication de Blancheur d’étoiles suivi de Sexe et Silex2, soit entre 2016 et fin 2017. Ils ont toutefois été publiés sur sa page auteur sur Facebook3 avant d’être réunis dans ce recueil. Des Mots Justes – Juste Des Mots repose sur l’histoire personnelle de son auteur et s’articule – comme le titre l’indique – autour de deux événements intimes distincts auxquels sont consacrés les deux volets du recueil. Dans Des mots justes, Jean-François Declercq nous conte sa rencontre avec un amour impossible, une femme qui ne semble saisissable qu’en poésie. Dans Juste des mots, il nous livre son autoportrait à un tournant de sa vie où surgissent des réflexions sur la vieillesse et la mort. Bien que chaque partie soit autonome d’un point de vue thématique et stylistique, le titre en miroir indique que les deux volets du recueil ont les mots comme dénominateur commun. Quels sont donc ces mots qui relient les deux parties de Des Mots Justes – Juste Des Mots et forment une symétrie avec de légères déformations ?

Des mots justes commence par une série de six poèmes d’ouverture suivie de deux parties intitulées « Verticalités Horizontalités Symétrie » et « Elle ». Dans son ensemble, Des mots justes rassemble un peu plus d’une vingtaine de poèmes et constitue ainsi le plus petit volet du recueil qui s’ouvre sur un véritable Big Bang poétique. En effet, le premier poème commence avec le mot « météores » pour se clore sur le mot « poème », comme si la poésie sortait de la pierre. Or, dès le second vers, Jean-François Declercq nous dit l’inverse : « Il nous faut extraire la pierre de la poésie ». De quelle pierre s’agit-il ? De la lapis philosophicae ? Ou bien du poème même qu’il extrairait de la poésie de la même manière qu’on extrayait la pierre de folie au Moyen Âge, une lithotomie poétique en somme ? Une chose est sûre, l’alchimie du verbe se veut minérale4 dans ce poème d’ouverture et même au-delà5, d’abord pour mieux se révolter « [c]ontre tant de pensées flasques ou fortes / / Obscènes / / Tant de simulacres de la pensée » puis pour mieux s’implanter dans nos cerveaux en se scindant. En effet, la pierre devient « [c]ailloux » comme autant de « neurones » greffés dans notre cortex cérébral (« incrustation de neurones »)6. Après cette opération chirurgicale où la pierre-poème ramifiée de cailloux-neurones a pris racine dans notre cerveau, la poésie peut commencer et ainsi la lecture de ce recueil. Et elle commence par une envolée de plumes d’« épervier », comme un clin d’œil à l’albatros baudelairien. Notons qu’il s’agit de l’envolée du mot « épervier » et non du rapace. Associé à un « cri perçant », ce mot évoque le cri du nouveau-né, la naissance du mot voire du poème ou de la poésie. Ainsi, l’esthétique qui se dégage de cette première partie du recueil s’inscrit dans la recherche du mot juste, de la justesse du ton en poésie qui semble n’avoir d’autre objet qu’elle-même. En effet, la forme des poèmes est très travaillée, en particulier dans « Verticalités Horizontalités Symétrie » où les thèmes annoncés dans le titre se trouvent au cœur même de l’écriture grâce à la ponctuation (tirets, barres obliques), à la langue (répétitions avec ou sans distorsions) et à la mise en page (mots à lire à la verticale). Néanmoins, la femme aimée, qui commence à se profiler dans les premiers poèmes, semble imposer un certain silence7 malgré sa « voix fleurissante ». Dans « Verticalités Horizontalités Symétrie », on trouvera d’ailleurs cet oxymore : « Est un cri – silencieux ». Si les cris sont aussi bien ceux d’oiseaux que ceux d’« orgasmes clos et de fleurs / piétinées » – soit associés au chant, au plaisir et à la douleur –, le silence ne réapparaît pas sous forme de mot. Il est là, il flotte, il pèse parfois entre les amants. Il semble émaner du corps de cette femme qu’il nomme « Éla » dans un seul poème, lui préférant le pronom personnel « elle » qu’il a d’ailleurs choisi comme titre de sous-partie et qui fait écho par homonymie aux ailes des oiseaux qui peuplent tout le recueil8. Dans « Elle », on découvre cette femme dont le corps et l’âme apparaissent fragiles. On l’imagine pâle, presque maladive, avec son « visage / [e]nseveli de neige », ses « doigts […] fins », « la blancheur / [de son] ventre » et sa « peau de dentelle ». Elle est stigmatisée par une grande souffrance : « douleur », « chagrin », « tristesse », « clinique » sont autant de mots qui décrivent son état d’âme. Elle semble même ne pas avoir d’avenir : « Elle tient les cendres de son destin / ————————-entre les mains ». Elle est souvent comparée à un oiseau (blessé) voire à un insecte ailé (une libellule). Malgré cette fragilité, elle apparaît tour à tour comme une fée9, une déesse10, une femme exotique11. « Elle » se termine d’ailleurs sur une « femme inondée de beauté / [qui] lève le doigt », geste énigmatique sur lequel finit leur amour.

Quoi, il finit donc ? En somme, nul – sauf les autres – n’en sait jamais rien : une sorte d’innocence masque la fin de cette chose conçue, affirmée, vécue selon l’éternité. Quoi que devienne l’objet aimé, qu’il disparaisse ou passe à la région Amitié, de toute manière, je ne le vois même pas s’évanouir : l’amour qui est fini s’éloigne dans un autre monde à la façon d’un vaisseau spatial qui cesse de clignoter : l’être aimé résonnait comme un vacarme, le voici tout à coup mat (l’autre ne disparaît jamais quand et comment on s’y attend). Ce phénomène résulte d’une contrainte du discours amoureux : je ne puis moi-même (sujet énamoré) construire jusqu’au bout de mon histoire d’amour : je n’en suis le poète (le récitant) que pour le commencement ; la fin de cette histoire, tout comme ma propre mort, appartient aux autres ; à eux d’en écrire le roman, récit extérieur, mythique. (Barthes, Roland. Fragments d’un discours amoureux. Paris : Seuil, 1977, p. 117, il met en italique)

À nous donc d’imaginer la fin de cette histoire d’amour…

Juste des mots se constitue de trois parties numérotées : « 1 Notes et mystères », « 2 Juste des mots » et « 3 Poème d’Amour Radical », cette troisième partie comprenant dix-sept poèmes eux aussi numérotés. Néanmoins, la première partie ne contient pas seulement des poèmes puisqu’on y trouve aussi des textes en prose. Juste des mots réunit des formes libres nées d’une volonté d’écrire dans l’intuition – par opposition à Des mots justes où le travail de la forme se trouvait au cœur de l’écriture.

« 1 Notes et mystères » débute par un autoportrait de Jean-François Declercq qui se croque avec autant de sérieux que d’humour. S’il manie à merveille l’autodérision, notre poète sait également nous confronter à des questions existentielles. Il nous explique ce que vieillir signifie en nous décrivant les changements qu’il a observés sur son corps12 et dans son rapport avec la société13 :

À l’automne de la vie, on se retourne sur le sillon que l’on a creusé. Devant soi, quelques mètres carrés de terre labourée. Notre vie n’est donc que cela ? De la boue qui colle aux pieds, de la sueur, de la fatigue. Quand vient l’hiver et que les forces nous abandonnent. Il faut rester chez soi. Nous sommes déjà des arbres morts. On ne nous remarque plus.

Il est devenu ridé et invisible. Il sait l’approche inéluctable de sa propre fin mais il s’accroche à la vie14 – non pas désespérément mais en toute conscience du sort réservé à tout être vivant, comme il le prouve en écrivant ceci :

Pour que la mort ne soit plus qu’un instant de radicale étrangeté, un instant fatal. Un moment qui aurait pu être ou qui aurait pu ne pas être. Un accident dans la vie, peut-être sans retour, mais un accident d’une banale nécessité.15

Acceptant la « radicale étrangeté » de l’inéluctable mort, il tente d’employer à bon escient le temps qu’il lui reste sans se voiler la face : « J’essaie d’être poète. Les mots sont les dents creuses de la vieillesse. Mais il ne faut pas se la raconter. La mort reste silencieuse. » Sa poésie célèbre la vie sous toutes ses formes ; on la sent vibrer à travers la présence des quatre éléments – l’eau (la mer), la terre (les pierres, les arbres et les fleurs), l’air (le ciel, le vent, les oiseaux et les insectes volants) et le feu – et donc de la nature qui se veut (res)source de vie. C’est dans ce contexte de célébration de la vie que l’histoire d’amour impossible refait surface, et ce dès la première note dans deux longs paragraphes. Plus loin, on lira : « L’oiseau de l’amour vole d’une seule aile / Il sait / Il tient dans l’air comme par miracle ». L’atrophie de cet oiseau-oracle annonce l’inéluctable séparation des amants qui sera réitérée par la suite :

Nous nous aimons comme rares
sont les êtres qui s’aiment
Elle est si loin pourtant,
pour mes mains qui s’agrippent aux échelles du vent
Dans le gouffre des eaux troubles
disparaît son corps diaphane
L’amitié n’est plus possible pour nous,
seul l’Amour peut toujours nous faire vivre
ou mourir encore

À travers ces vers, on comprend que leur Amour ne résistera pas à leur séparation géographique et au mal qui ronge la « [p]etite femme triste ». Leur Amour sera radical jusqu’au bout. Par la suite, le thème sera moins présent avant de ressurgir dans la partie finale intitulée « 3 Poème d’Amour Radical » qui fait écho à la dernière partie de Des mots justes intitulée « Elle ».

« 2 Juste des mots », sous-partie du second volet éponyme du recueil, commence et se termine par un hymne à la vie : « Aime la vie / qu’on lui donne / Il la prend comme / un cadeau », écrit-il au début et « Vivre / C’est quelque fois savoir s’exercer à / la renaissance / pour connaître à nouveau les joies / de l’œil neuf, de la première fois, / comme une éternelle première / cigarette que l’on n’en finirait pas de / fumer », écrit-il à la fin. Entre ces deux poèmes, l’abondance de la faune et de la flore qui envahissent les vers témoigne de cette explosion de vie. Pensons en particulier à ce poème décrivant une scène qui a lieu dans un jardin lumineux : le linge sèche, le chat dort, les fleurs embaument, les insectes volettent. Cette célébration de la vie à travers ses bonheurs simples ne va pas sans une touche d’amour. Dès le premier poème, l’amour est au rendez-vous lorsqu’il dit croire au je t’aime qu’on lui dit et lorsqu’il croise une « déesse »16 rappelant la passante baudelairienne. Plus loin, on trouve une certaine sensualité dans l’évocation de la chevelure de l’aimée, de son corps, de sa peau tatouée et de sa poitrine nue. Mais comme la passante de Baudelaire, elle reste fugitive, insaisissable : « Toujours des voies pour t’échapper », répète-t-il dans un poème comme pour la retenir encore un peu. Mais les mots n’atteignent plus la femme aimée : « chez toi / la parole roule à sens unique / on y circule à reculons ». Les mots mêmes semblent lui échapper, comme il l’évoque dans ce superbe poème où il se demande : « Où sont-ils retenus ces mots qui ne / savent venir ? ». Faut-il d’ailleurs leur accorder autant d’importance ? Au fond, ce sont juste des mots… Ainsi, derrière cette apparente légèreté de la vie et de l’amour se cachent de profondes réflexions philosophiques sur la langue, le réel et le sens. On trouvera d’ailleurs une petite parabole, celle de « la porte sans mur pour la porter, seule au milieu du désert » :

on peut tambouriner
tant qu’on veut
contre la porte

la porte du réel
est fermée
toute droite
perdue en plein désert
et toi
tu restes derrière
alors
qu’il suffirait
d’un pas sur le côté
pour passer
devant

Si la porte du réel est close, « il y aura d’autres portes qui s’ouvrent sur d’autres portes qui s’ouvrent », annonce-t-il dans un autre poème. Combien de seuils à franchir pour accéder au sens ? Combien de mots ?

Dans le texte introductif en prose de « 3 Poème d’Amour Radical », Jean-François Declercq constate que la langue est inadéquate pour parler d’amour parce qu’elle est soumise au « dictat des prêcheurs de bonnes intentions et des bonnes paroles » qui « ne savent plus manier que la langue de bois ». Il va même jusqu’à dire qu’il faudrait « délivrer le monde de sa langue morte ». Il semble donc inscrire sa démarche de poète dans la réinvention de la langue pour parler de l’amour, une langue qui permettrait d’« [é]crire des histoires sans parole dans le silence d’une prose incandescente ». Notons au passage qu’il s’affranchit des genres en créant une forme de chiasme entre prose et poésie : d’un côté, le poète rêve d’« histoires » et de « prose incandescente », de l’autre, il présente sa série de 17 poèmes intitulée « Poème (au singulier) d’Amour Radical » comme un « texte ». Sans doute faut-il y voir le début de sa radicalisation poétique dans laquelle il nous embarque derechef : « Abordons le désir d’un œil neuf et délivré de toute formule. » Il nous faut dès lors remettre les compteurs à zéro. Le premier poème semble d’ailleurs nous conter la naissance de la langue : « Vivre, c’est d’abord amener les mots à la bouche ». Puis, dans le second, il apporte une nuance : « Vivre, c’est ne pas avoir autre chose à dire que ce qui se dit entre les mots ». Cet entre-les-mots sorti du silence prend la forme d’un souffle, d’un vent, du « sirocco qui leur souffle les mots brûlants de l’amour » : c’est la rencontre avec la femme aimée dont il fait un portrait dans le cinquième poème17. Dans un premier temps, un vent de liberté se lève (poème III) avant de devenir un vent fou de tempête (poème IV) hurlant de « taire » la douleur qui s’est installée entre les amants, de « faire taire », de « faire taire le silence évanoui ». Or, se taire comme on s’enterre ne sied pas au poète car « [n]e rien dire / [e]st pire que mentir » : il se met donc en tête d’« éradiquer [cette] douleur » en « enfon[çant] le clou » et en lui « tord[ant] le cou ». Dans le sixième poème, il explique plus précisément la manière dont il souhaite procéder à l’éradication du mal :

Je t’aiderai à remettre dans le charnier de ton dos :
Les mots de la douleur
Les mots clos
Les mots sans issu

À remettre dans tes yeux, près du visage :
Les mots du vent
Les mots de la musique
Les mots de l’Amour

Bien qu’il cherche toujours à optimiser les mots, il finit par être confronté à leur limite : « Nos mots ne suffisent plus à L’amour », répète-t-il sans cesse dans le neuvième poème au point que la femme aimée se met à chanter ce refrain, comme si elle prenait cela à la légère. Mais il souffre de cette insuffisance, ses mots d’amant n’ayant pas toujours la force de la guérir du mal qui la ronge : « Lié à ta bouche de silence / l’homme que je suis raisonne à nouveau / comme un tonneau vide ». Il finit toutefois par reconnaître que les mots ne sont pas la vie : « La vie est entre les mots / dans ce qui ne se dit pas / dans ce qui se cabre / dans ce qui respire / À l’exact opposé de la signification des choses ». C’est seulement après ce constat qu’il est en mesure de lui déclarer son amour, en lui disant entre autres : « Je t’aime […] // dans la profondeur d’un poème ». Cette déclaration débouche sur deux superbes poèmes érotiques (poèmes XIII et XIV). Mais alors que tous deux semblent s’accorder dans un « [l]aissons-nous aller », survient abruptement la séparation évoquée dans les deux derniers poèmes. Les pleurs envahissent le seizième poème18 avant que les chemins des amants ne se séparent dans le poème final : le nous a disparu pour faire place au je d’un côté et au tu de l’autre. Le je retrouve sa liberté : « Je peux aller où je veux, faire ce que je veux ». Et le tu reste prisonnier d’une certaine folie19, comme un oiseau cherchant à sortir sa cage20. L’amant n’a pas pu cautériser la blessure profonde qui affecte sa bienaimée depuis sa tendre enfance21. Au dernier vers, elle lui échappe, corps et âme : « Tu ne sais plus que […] monter lentement les escaliers du ciel. »

Bien que ce recueil nous invite à plonger dans l’intimité de son auteur, ce qui fait de Des Mots Justes – Juste Des Mots une sorte de poésie intimiste du XXIème siècle, il nous confronte également à l’actualité politique et sociale à travers quelques poèmes engagés, en particulier dans le second volet. Jean-François Declercq inscrit la résistance au cœur de la poésie, même si le combat semble vain : « Tu vas chercher au fond de toi de bonnes raisons de penser que le pire n’est pas déjà là. Il est déjà là ! ». Ce triste constat ne l’empêche pas de dénoncer le capitalisme (intérêts et niches fiscales), la construction de murs « pour la haine » et la précarité des démunis. Il aborde également la crise migratoire. Pensons à ce poème commençant par « Mémorable est la distance » – dont un extrait a été sélectionné pour l’ouvrage collectif De l’Humain pour les migrants dirigé par Jean Leznod22 – dans lequel le champ lexical de l’humidité23 nous rappelle les images des camps de Grande-Synthe (France) ou encore d’Idomeni (Grèce) où les migrants étaient pris au piège de la boue. Pensons également au poème consacré à un migrant africain :

Il parlait autant avec les mains qu’avec la bouche et ses paroles nous emmenaient loin dans la forêt de ses ancêtres. Un flottement comme un halo de lumière autour de la tête. Était-il encore dans la pièce ? Nous, nous étions prisonniers de nos chemises, étranglés dans nos cols, par nos cravates serrées, encore prisonniers de nos horaires, de nos chiffres et de nos lignes de comptes. Cet homme était à lui seul un lieu de vacances, une île où poser les yeux.

Il s’appelait Bamaco. Il venait de Centrafrique avec la moitié de la forêt dans son sac et une cargaison de souvenirs en vrac déposés à ses pieds.

Si ce Centrafricain nommé Bamaco n’a d’autre possession que son « sac » (qu’on imagine petit) et sa seule (mais lourde) mémoire24, il semble plus riche et plus libre que les Occidentaux dans leurs/nos cages dorées. Dans la seule phrase centrale consacrée à ces derniers, Jean-François Declercq met en exergue leur/notre obsession des biens : il commence sa phrase avec le pronom tonique « nous » renforçant le pronom personnel auquel il se rapporte et la martèle de l’adjectif possessif « nos »25. La répétition du mot « prisonniers » et l’emploi des adjectifs « étranglés » et « serrés » soulignent l’enfermement dont les Européens sont victimes en ne se définissant que par leur travail (code vestimentaire et biens financiers). S’ils se résument à une masse anonyme tirée à quatre épingles, Bamaco, lui, a une identité (nom, pays, histoire), un corps (« mains », « bouche », « tête », « pieds »). Tandis que la masse silencieuse des Occidentaux s’affaire pour générer du chiffre comme des robots avec leurs machines électroniques, Bamaco ne produit rien d’autre que des mots afin de communiquer avec ses semblables-plus-si-semblables et de leur réinsuffler de la vie et du sens26. Peut-être est-ce là le message de ce recueil : dire juste des mots mais des mots justes pour donner un sens à la vie…

Émilie Notard


1 Bianu, Zéno. Infiniment proche et Le désespoir n’existe pas. Paris : Gallimard, 2000, p. 220.
2 Publié aux Éditions Accents Poétiques en 2016.
3 https://www.facebook.com/chalala/ (consulté le 10.02.2019)
4 Cf. les termes « météores », « pierre », « cailloux », « incrustation », « minéralisation ».
5 Le champ lexical des minéraux traverse tout le recueil : « pierre », « caillou(x) », « ricochet », « silex », « lune », « comète », « météores ».
6 Notons que le verbe « incruster » signifie entre autres « [r]emplacer dans un mur une pierre défectueuse ». (Larousse en ligne : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/incruster/42431?q=incruster#42336 – consulté le 10.02.2019)
7 Cf. « ces mots muets qui nous rassemblent », « Que nos yeux dans nos yeux soient / comme le silence et la graine qui / germe »
8 Au détour des poèmes de ce recueil, nous rencontrons des éperviers, des mésanges, des étourneaux, des cygnes, des mouettes et même un toucan. Ils sont souvent accompagnés de nombreux insectes ailés comme les mouches, les libellules, les lucioles, les bourdons et les abeilles.
9 « Si l’air vient à manquer, elle le pose / Elle le pose partout sous l’arbre / qui supplie / Elle embrasse la terre qui grouille / de semences / Fraîche comme le fleuve qui dort / entre ses seins »
10 Cf. Le poème intitulé « Vénus » qui se termine par ces deux vers : « Cette femme inondée de beauté / Lève un doigt ».
11 « Elle a / La peau cuivrée / Et le goût des épices »
12 « À soixante-deux ans, j’ai pris en un an deux kilos et perdu deux centimètres. Mes sourcils ont poussé comme des broussailles. Je me découvre chaque jour des buissons de poils dans le nez et les oreilles. Mes doigts se déforment comme les branches noires en hiver. Mon ventre se creuse chaque jour comme celui des vieux chiens. J’ai le souffle court et l’érection difficile. »  « J’ai été jeune très longtemps et puis un jour mes mains n’ont plus été mes mains. Elles étaient devenues les mains de mon père ou de mon grand-père. Elles étaient deux rames qui passaient devant mon visage, pleines de tâches de vieillesse avec de la vase sombre et noire remontée du fond de l’étang. Je leur reconnaissais à peine un air de famille à ces mains. »
13 « Mais on ne me voit plus. On ne me regarde plus. Je disparais petit à petit. J’ai passé la barrière sans m’en rendre compte. »
14 Notons qu’il écrit dans les deux premières notes : « Mais j’aime la vie », « J’aime tant la vie […] », « La vie est une aventure à laquelle je tiens ».
15 La photo de couverture de ce recueil est d’ailleurs une illustration du texte dont nous venons de citer l’incipit. Elle date de 1978 et fait référence à la campagne du Pas de Calais et à la rivière La Hem dont parle ce texte. Elle a été prise par un de ses amis, un photographe maintenant décédé, du nom de Max Domon avec qui Jean-François Declercq a fait beaucoup d’affiches poétiques dans l’association Contagion qu’ils avaient créée.
16 Il la compare également à Vénus et à une reine.
17 On y retrouve ce que nous avions noté jusqu’ici, à savoir l’apparente fragilité physique de cette femme-oiseau : « l’ossature frêle du poignet », « l’aile », « son poids de plume », « une ombre », « une colombe ».
18 Le poème repose en majorité sur le champ lexical des pleurs et par extension de l’eau : « larmes », « lacrymale », « noyade », « baignade », « plongeon », « bulle », « larmes de crocodile », « la larme à l’œil ». Notons les allitérations en l qui renforcent le thème.
19 « Tes yeux restent là avec toi, grands ouverts / dans le noir au fond d’un cagibi, sur la / terrasse pleine de soleil // Les mouettes sont alors tes seules amies »
20 « Tu te cognes aux hurlements des voitures, / aux ambulances de la mort »
21 C’est dans « 2 Juste des mots » qu’il formule ce devoir dans une parenthèse située à la fin d’un poème : « (Il faut savoir dénouer les liens des anges. Les détacher des piquets enfoncés dans la terre de l’enfance. On ne peut que s’armer de patience ou de vertu. Le combat est un combat ouvert dans la fleur de la peau. La vertu est un cercueil, la patience un tombeau. Il faut trouver les armes de la joie et de la persévérance.) »
22 Cf. Declercq, Jean-François in Leznod, Jean (dir.). De l’humain pour les migrants.  La-Neuville-aux-Joûtes : Jacques Flament Alternative Éditoriale, 2018, p. 71.
23 Cf. « boue », « moisissure », « flaques », « pluie », « suintement ».
24 Cf. « forêt », « ancêtres », « paroles », « cargaison de souvenirs ».
25 Cf. « nos chemises », « nos cols », « nos cravates », « nos horaires », « nos chiffres », « nos lignes de comptes ».
26 Cf. « ses paroles nous emmenaient loin », « Cet homme était à lui seul un lieu de vacances, une île où poser les yeux ».

Informations complémentaires

Auteur(s)

Jean-François Declercq

Editions

Accents poétiques

ISBN

978-2-916792-27-9

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