Ailleurs

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Ce recueil de Thierry Demercastel s’inscrit dans une quête de l’ailleurs. Cette quête commence avec le poème éponyme sur lequel s’ouvre le recueil et dans lequel le poète-amant endeuillé se demande s’il reverra sa dulcinée « ailleurs, dans ce qui ne cesse de renaître ». Elle se termine vainement avec le dernier poème dans lequel le poète se demande si cet « endroit de paix » tant recherché existe vraiment. Désespéré de ne jamais atteindre cette terre promise, le poète égrène sa mélancolie en rêvant d’un paradis de quiétude où ses pensées ne le tourmenteront plus.

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Description

Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?
Ailleurs, bien loin d’ici ! jamais peut-être !

 Charles Baudelaire1

Ce cinquième recueil de Thierry Demercastel s’inscrit – comme son titre l’indique – dans une quête de l’ailleurs. Cette quête commence avec le poème éponyme sur lequel s’ouvre le recueil et dans lequel le poète-amant endeuillé se demande s’il reverra sa dulcinée « ailleurs, dans ce qui ne cesse de renaître ». Elle se termine vainement avec le dernier poème dans lequel le poète se demande si cet « endroit de paix » tant recherché existe vraiment. Désespéré de ne jamais atteindre cette terre promise, le poète égrène sa mélancolie en rêvant d’un paradis de quiétude où ses pensées ne le tourmenteront plus.

Ailleurs est divisé en deux parties intitulées « Vent léger » et « Vents pressés »2 car il souffle dans ce recueil une brise mélancolique qui parfois se transforme en bourrasques de désespoir sous « des soleils noirs [qui] éclairent comme un sanglot ». On sent là l’influence du romantisme et des poètes préférés de Thierry Demercastel, à savoir Charles Baudelaire et Émile Nelligan. Tout comme eux, il jongle avec les formes poétiques sans pour autant user de formes fixes ; on ne s’étonnera donc pas de trouver des poèmes en prose glissés çà et là entre des poèmes rimés ou non. Néanmoins, si l’ailleurs de ses maîtres est souvent réduit par la critique à des études sur le voyage et l’exotisme, Thierry Demercastel se dégage complètement de ce sens restrictif en associant l’ailleurs3 non à de lointaines contrées mais à une expérience existentielle4.

***

« Vent léger », partie composée de 24 poèmes, tire son titre du poème intitulé « Terre » qui, comme les poèmes « À Ventilègne » et « Cauria », est consacré à la Corse. Originaire de Normandie, Thierry Demercastel s’est installé sur l’île de beauté il y a 39 ans : « Dans sa maison à Olmeto, propice au calme et à la sérénité, au milieu d’un océan de maquis roussis par l’automne, il trouve la solitude requise pour laisser l’écriture infuser », écrit Ange-F. Istria dans son article5 intitulé « Les dilemmes d’un poète sensible et engagé » consacré à notre auteur dans l’édition du 28 décembre 2018 de Corse Matin. Dans ses trois poèmes corses, Thierry Demercastel décrit ce maquis propice à l’inspiration et à l’apaisement de son âme tourmentée6. Il va même jusqu’à faire une déclaration d’amour à cette terre, en particulier au golfe de Valinco, dans un poème scandé par ses « j’aime » et « je t’aime ». Les trois poèmes corses sont d’ailleurs précédés par trois poèmes célébrant la vie : « Sur le grand escalier » se termine par la répétition des mots « La vie » créant ainsi un bel écho qui se propage dans les poèmes suivants dont les titres parlent par eux-mêmes (« Renaissance » et « Bonheur »). Néanmoins, si l’on y regarde de plus près, cet hymne à la vie est un trompe-l’œil. « Sur le grand escalier » décrit l’ascension difficile du poète7. S’il parvient à atteindre la dernière marche, son essoufflement est tel qu’il semble rendre son dernier souffle, sa métamorphose en oiseau laissant suggérer sa mort. De là-haut, il aperçoit une « toute petite lumière » qu’il compare à une luciole, insecte symbolisant à la fois la fragilité8, l’éphémère et la beauté. « Renaissance » annonce certes des retrouvailles avec l’aimée disparue (« Je te reverrai venir […] ») et la victoire contre les aléas de la vie (« Nous en reviendrons de […] ») mais il décrit plus l’agonie de cet « amour qui voulait vivre » que sa renaissance annoncée, comme en témoigne l’association de noms communs à des adjectifs9 péjoratifs. Dans « Bonheur », le poète souligne l’inconstance du bonheur qu’il qualifie de « caché », « parti », qu’il dit « trébuche[r] » et qu’il prie de resurgir dans sa vie. Enfin, dans le premier poème corse, malgré une communion sereine entre le maquis et le poète, l’ombre de la mélancolie guette derrière les collines : « Pourtant l’instant a la saveur d’une déchirure / Une ombre que les nuages promènent sur les collines / Échappée d’un asile, ma mélancolie », mélancolie que l’on retrouve dans les paysages qui reflètent – comme à l’époque du romantisme – l’âme tourmentée du poète en proie aux douleurs infligées par le temps qui balaye tout sur son passage. Parmi les blessures qu’inflige le temps qui passe, il est celles des amours mortes : il est question d’« amour enseveli », d’« amours fanées », de « défuntes amours », et d’« amours passées ». On peut voir en Ailleurs un recueil où l’« […] l’amour vient se taire » et où l’on peut « […] voir mourir les amours ». En effet, dès les premiers poèmes – aux accents shakespeariens10, le poète exprime son souhait de revoir sa défunte aimée puis de la rejoindre dans la mort. Endeuillé, il est soudain pris d’excitation délirante : il est persuadé de la retrouver11, il s’adonne même à une « rêverie impudique », il chante sa femme, son petit-fils (Matteo) et le fils d’une amie (Virgile) avant de replonger dans la mélancolie dans « Je t’écris du fond de ma pensée… », poème en prose aux accents romantiques12. On assiste là aux phénomènes typiques de la mélancolie : l’abattement et l’excitation que rappelait Kristeva dans Soleil noir. Dépression et mélancolie : « On appellera mélancolie la symptomatologie asilaire d’inhibition et d’asymbolie qui s’installe par moments ou chroniquement chez un individu, en alternance, le plus souvent, avec la phase dite maniaque de l’exaltation » (Kristeva 1987 : 18, 19 ; elle met en italique). D’ailleurs, on notera sous la plume de Demercastel cette référence au « Soleil noir de la Mélancolie » qui apparaît dans le célèbre sonnet de Nerval « El Desdichado » étudié par Kristeva dans son essai. En effet, dans Ailleurs, Thierry Demercastel y fait référence par deux fois en mettant l’image au pluriel (« soleils noirs »), en évoquant un soleil déclinant voire mort (« Quand un soleil vint s’enterrer », « tes soleils se sont tus », « soleils endeuillés ») et surtout une nuit profondément noire et blanche, sombre et lumineuse. « Ce recueil, où la nuit revient si souvent parce que je la crois consolatrice, quelle qu’en soit son ardeur, est le cheminement précoce du poète où vibre si fort l’existence, faisant se marier la tombe et le berceau, car dans la rose éclose il voit tant de choses fanées », nous a confié Thierry Demercastel en nous remettant son manuscrit, soulignant ainsi les contradictions inhérentes à la mélancolie également observées chez Nerval par Kristeva : « Le « soleil noir » (vers 4) reprend le champ sémantique de « ténébreux », mais le retourne comme un gant : l’ombre jaillit en une clarté solaire qui demeure néanmoins éblouissante d’invisibilité noire » (Kristeva 1987 : 160). Ce retournement est particulièrement visible dans un poème en prose qui débute ainsi : « Je t’écris du fond de ma pensée où des soleils noirs éclairent comme un sanglot ». Thierry Demercastel y développe le topos de la difficulté d’écrire alors même que le poème est scandé par dix « Je t’écris » : « Je t’écris de cette phrase qui cherche la rime, mais qui ne vient pas, qui ne vient plus […] ». Ici, la difficulté porte sur la forme du poème mais aussi sur la destinataire13 : « Mais je ne sais ni ton adresse ni ton nom ». Le poète ne sait plus écrire des poèmes rimés14 ? Qu’à cela ne tienne, il écrit un poème en prose ! Le poète ne sait plus à qui écrire ? Qu’importe, il écrit quand même à quelqu’un.e ! Le poète ne trouve plus ses mots pour écrire ? Qu’importe, il écrit ses silences !15 Le poète parvient donc à se sortir des situations les plus périlleuses pour son art parce qu’il en a compris les contradictions inhérentes :

Le dérisoire est là, et les mots changent de masque, immortels mots qui d’une lèvre succombent, à peine entendus, et renaissent ailleurs.
Regardez, ils nous entourent, invisibles, ils ont pourtant leur couleur et leur saveur, ils sont morts et vivants à la fois.

Grâce à ce savoir, le poète est en mesure de vaincre la mélancolie qui l’habite16 ou tout du moins de l’amoindrir17. Il parvient même à poser sereinement sa plume sans sombrer dans le désespoir :

[…]
puis un jour, poser sa plume lasse
sur le chant dévoisé des illusions,
se remplir d’un silence comme ultime raison,
ne plus chercher, juste s’abandonner à soi-même,
ne plus être celui qui enchaîne les mots
sur une page, dont les regards se détourneront.
S’avouer à soi-même qu’il n’en restera rien,
juste un livre froissé, un lit de poussière
penché sur l’ourlé du temps en fuite.
[…]

Notre poète fait le triste constat que partagent beaucoup de poètes et éditeurs de nos jours : l’inconstance du lectorat peu enclin à investir dans la poésie se contentant de liker une page Facebook au lieu de se procurer un recueil, comportement qui renforce l’idée que rien n’est éternel, surtout pas les diamants poétiques. Alors que ce constat provoque de la colère chez les un.e.s et le désarroi chez les autres, Thierry Demercastel se résigne :

Ne plus écrire, ne plus rien attendre,
juste écouter tout ce qui vibre, ce qui est,
ensevelir les mots posés jadis,
ne pas en chercher la raison.

La fin du poème nous donne la sensation que le poète, blasé, hausse les épaules et baisse les bras. Et pourtant, ce poème n’est pas situé à la fin du recueil. Il est même suivi d’une série de poèmes pleins d’espoir célébrant la vie, le bonheur et sa terre d’adoption. Néanmoins, cette première partie du recueil se termine sur un poème en prose dans lequel le poète part seul ailleurs avec pour seul bagage un sac à dos lourd de souvenirs, en particulier ceux d’une femme aimée. Le poids du sac n’est pas seulement dû au nombre de « choses » qu’il y a mis mais aux sentiments contradictoires oscillant entre gaieté et tristesse, comme leur « première rencontre qu[’il a] roulée dans un morceau de soleil, puis attachée avec un long filet de larme », mais plus particulièrement la douleur sourde des regrets d’un passé à jamais révolu. Peu à peu, la brise se transforme en bourrasques ; du vent léger, l’ailleurs passe aux vents pressés.

« Vents pressés », partie composée de 39 poèmes, tire son titre d’un des poèmes dédiés à sa défunte mère : « Je t’ai perdue dans les vents pressés d’un ailleurs ». Ce vers résume à lui seul les grands thèmes abordés dans ce second volet : la perte d’un être cher, l’absence, la solitude, le deuil et l’angoisse. Les blessures que le temps afflige au poète sont l’essence même d’Ailleurs. Si beaucoup de ses blessures sont liées au passé, certaines sont très actuelles et dénoncent la bêtise et surtout la cruauté humaine : c’est l’enfance meurtrie par la guerre18 ou la souffrance absurde infligée par les hommes aux animaux par goût du risque19. Mais ce sont surtout les blessures intimes qui font l’objet de cette seconde partie du recueil qui débute dans un silence inquiétant, celui du calme précédant la tempête : « Mais la brise, immortel souffle, / S’en est allée aux bras du temps ». Bientôt, on le sait, la plume de notre poète ne se laissera plus porter par un vent léger mais devra affronter les vents malins et pressés qui balayent tout sur leur passage. La seule chose qui semble résister à l’appel du néant n’est autre que le sujet lui-même. L’introspection à laquelle il se livre dans le poème « Toujours à mes côtés » s’ouvre étrangement sur une autre personne que le je : « Toujours à mes côtés, comme en moi-même, / Il y a cet inconnu qui me ressemble tant ». Le je n’apparaît qu’au cinquième vers si l’on excepte la forme du « moi-même » au premier vers et celle du « me » au second. L’introspection a donc lieu sous le signe du dédoublement. Même le poème se dédouble et repose sur un je(u) de reflets avec de légères déformations. Au centre du poème, on reconnaîtra deux vers qui rappellent les deux premiers : « Toujours à mes côtés, comme en moi-même, / Il y a cet homme de plus en plus étranger ». Un jeu de parallélismes et d’oppositions instauré dès le premier vers20 s’offre à nous. Le « au fond de lui » de la première partie annonce la descente (aux enfers ?) de la seconde où Thierry Demercastel décrit ce qui s’apparente à une chute21 – que l’on pourrait qualifier d’existentielle au sens philosophique du terme : « Il semble descendre un grand escalier, / Venant de nulle part, allant nulle part ». Au regard « [t]ourné vers d’inaccessibles lumières » dans la première partie correspond par opposition sa « tête baissée » dans la seconde. Accablé par la douleur de l’autre, le je cherche à réconforter son alter ego qui lui échappe sans cesse22. Au lieu de parvenir à apaiser la douleur de son alter ego, il finit par l’absorber comme un papier buvard : « En moi-même je n’entends qu’un pâle sanglot / Venu de ses vagues pensées, / Et nous pleurons ensemble / Comme pour échapper à nous-même ». Cette absorption est telle que Thierry Demercastel choisit d’écrire « nous-même » au singulier, ce qui lui donne la valeur d’un je. Enfin, le poème se termine sur la fusion du je avec son alter ego : « On a fini par s’asseoir, sous une lune triste, / Sa tête se posa sur mon épaule / Et je le sentis trembler en moi-même, / Alors je me suis senti si seul, si seul. » La solitude – dont le sens est brillamment renforcé par l’allitération en s, la répétition et par son apparition au dernier vers – est propice à l’introspection qui se poursuit dans les poèmes suivants. Sans jamais tomber dans le larmoiement, le poète constate qu’il décline : son corps vieillit23 et sa mémoire flanche24. Il est l’heure de faire le bilan mais il est incapable de répondre à la question « Qu’ai-je été » dans le poème éponyme. Il n’y parvient qu’en conjuguant la question au présent :  « Je ne suis plus qu’un passant / Aux lueurs désaccordées / Qui s’échappent du temps ». Clin d’œil baudelairien, le passant, que l’on retrouve dans d’autres poèmes25, est celui qui vient de nulle part et qui va nulle part, autrement dit celui qui n’a ni passé ni avenir. Il incarne le présent dans tout ce qu’il a de plus évanescent, incarnant ainsi paradoxalement ce qui le hante, à savoir le fait que tout passe, que rien ne reste.  Il est celui qui ne laisse presque aucune trace derrière ses pas qui s’estompent : « Cette pensée farouche d’automne / Fredonnant sa mélancolie / Quand les pas se perdent et résonnent / Et que l’absence vient faire son lit ». Tout comme le reste, le poète ne reste pas, il passe comme un oiseau et, comme le dit son poème, « un oiseau c’est peu de chose ». Thierry Demercastel met ainsi en exergue l’insignifiance de l’existence en général et de la sienne en particulier. Il va jusqu’à se référer à la Genèse26 en écrivant « Mais non je ne suis rien / […] / Je ne suis que pauvre poussière ». Le ciel s’assombrit et le vent de l’oubli souffle, comme il le décrit dans « La nuit est si sombre » :

Mais la nuit est si sombre, ô si sombre,
Que j’ai peine à en trouver la porte,
Qu’un lit d’insomnie hélas encombre,
Qu’une oublieuse mémoire emporte.

 […]

Mais la nuit est si sombre, ô si sombre,
Que j’ai peine à en trouver la porte.
Ce soir s’est habillé de trop de pénombre,
Le vent d’ici gémit et ne réconforte.

J’aimerai ce balbutiement de toi,
Là, dans l’après de mes trop longues nuits,
Mais je meurs sans cesse, qui donc s’apitoie,
Quel cri, quelle larme, pour éteindre l’ennui.

Dans ce poème rythmé par l’alternance des vers « Mais la nuit est si sombre, ô si sombre / Que j’ai peine à en trouver la porte » et un vers commençant par « J’aimerais » au conditionnel – à l’exception du dernier qui apparaît au futur –, Thierry Demercastel dépeint la façon dont le poète sombre dans la mélancolie. Le mot sur lequel se termine le poème est utilisé dans son sens vieilli, à savoir non comme une lassitude mais comme un « [a]battement causé par une grave peine, une profonde douleur »27. Nostalgique d’un temps révolu, le poète souffre28 d’avoir trop de regrets. Sa souffrance l’emmure dans une prison dont il pourrait s’échapper, mais faute de lumière, il tâtonne dans l’obscurité. Outre la répétition du premier vers toutes les deux strophes – vers qui contient en son sein la répétition de l’adjectif « sombre » mise en exergue par l’allitération en –s déjà mentionnée précédemment –, le terme réapparaît dans la dernière strophe et est accentué par l’adjectif « longues » et l’adverbe « trop ». Il est également sous-entendu dans les mots « soir » et « lit ». Si la couleur noire n’est pas mentionnée, elle est omniprésente dans le vocabulaire nocturne susmentionné ainsi que dans le mot « pénombre ». Elle est renforcée par l’évocation de la mort (« je meurs sans cesse ») et par la présence des voyelles suivies d’une consonne nasale : « sombre », « encombre », « emporte », « pénombre », « réconforte », « longues ». Enfin, si « l’insomnie » évoque les nuits blanches, « l’oublieuse mémoire » évoque quant à elle le black-out, ce trou noir de l’amnésie qui ravage le champ mental. Si le poète semble condamné à ne plus se souvenir, le « j’ai peine » sous-entend qu’il parviendra à atteindre la porte, à l’ouvrir et par conséquent à sortir de l’amnésie. Il pourra ensuite apercevoir, entre autres, les ombres qui dansent derrière le feuillage des cerisiers, ce merveilleux souvenir d’un amour de jeunesse29. Et en effet, le poème qui suit s’intitule « Et puis le jour… ». Néanmoins, la lumière y est encore bien timide : le ciel est « chargé d’insomnie », « [l]e jour verse à l’ennui » et « à la douleur ». Une forme de résistance à la lumière s’installe, comme il le décrit dans « Éveil »30 avant de terminer l’avant-dernier poème d’Ailleurs sur ces vers : « Et la lumière s’est faite ombre / Entre mes bras ». Ces vers annoncent le triste constat que fait le poète dans la troisième strophe du dernier poème :

J’ai froid ici et ailleurs
Et je vois l’ombre immobile
Sur laquelle tout se plaint

Condamné à la solitude (« froid »), à l’obscurité (« l’ombre ») et à la douleur (« se plaint »), le poète ne perd pas tout à fait espoir, cette strophe étant précédée par deux strophes et suivie par une autre dans lesquelles il se demande s’il existe quelque part un lieu de quiétude qu’il appelle tantôt « un jardin pétri de lumière » tantôt « un endroit de paix ». Ces interrogations nous rappellent celles du narrateur à la fin du célèbre poème de Baudelaire intitulé « À une passante » : « Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? / Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être ! »31 Tout comme l’éternité baudelairienne, les mots « lumière » et « paix » évoquent, sous la plume de Thierry Demercastel, le paradis et donc par extension la mort32, ce qui est explicite dans le poème dédié à son défunt père où il écrit : « Cherchant cet ailleurs où tu es allé ». Mais si le poète meurt, c’est pour renaître ailleurs33, ne serait-ce que dans la mémoire des hommes34.

Émilie Notard


1 Baudelaire, Charles. [1857] (1972). « À une passante » in Les Fleurs du Mal. Paris : Poche, p. 223. Il met en italique.
2 Si les poèmes de ce recueil ont été rédigés par Thierry Demercastel, le recueil a quant à lui été composé par mes soins à la demande de l’auteur pour les éditions Accents Poétiques.
3 Le mot « ailleurs » apparaît peu dans les poèmes de ce recueil. Nous en avons relevé 12 occurrences.
4 Cf. Patrick Née. (2009). L’Ailleurs en question. Essais sur la littérature française des XIXe et XXe siècles. Paris : Hermann.
5 Article consultable à cette adresse : https://accents-poetiques.com/index.php?/forums/topic/2201-thierry-demercastel-%C3%A0-lhonneur/ (consulté le 02.06.2019)
6 Cf. « Rien n’est pareil à sa douceur / Et le temps semble suspendre mes peurs », « Tout semble revivre aujourd’hui ».
7 La description de l’escalier rappelle l’expressionnisme kafkaïen.
8 La luciole apparaît d’autant plus fragile sous la plume de Thierry Demercastel qu’elle a des « ailes fourbues ».
9 Cf. « de mélancoliques ciels », « de vils refrains », « de frileuses lumières », « les lueurs angoissantes », « un cœur triste », « le visage glacé », « ces années mortes », « mains ridées », « ces soirs indécis », « ces fleurs écorchées », « les saisons mortes », « nos gris horizons », « nos silences profonds », « nos souffles éteints », « l’horrible fange », « ce cloître infernal », « nos nuits étranges ».
10 Le poème rappelle la fin du célèbre drame de Roméo et Juliette.
11 Le leitmotiv des retrouvailles post-mortem se manifeste par la répétition de « Je reviendrai » qui apparaît également dans « Nous » à la seconde personne du singulier et scande la fin du poème en prose « Elle a ce presque rien d’ennui » : « Je reviendrai, sois en sûre, à la dernière gorgée de vie […]. Je reviendrai consolé enfin, sur ta couche épouvantant nos automnes […]. Je reviendrai pour une étreinte, sous des pilastres de lune, à la morsure de ta bouche. ». Le délire se poursuit avec la phrase finale : « […] nous serons bien plus que morts, nous serons vivants. »
12 Le choix du vocabulaire rappelle beaucoup Baudelaire, Nerval et Lamartine : « des soleils noirs », « un sanglot », « feuilles mortes », « mélancoliques lunes », « arbre trop vieux », « le ciel […] si noir », « vieux nuages », « ces yeux si las, si vieux », « jardin fané », « étranges brumes », « vaste soupir », « muses anciennes », « barque invisible », « poètes maudits ».
13 Nous ne savons effectivement rien de l’identité de cette aimée qui hante ce recueil ; elle est une femme aux mille visages, tantôt réelle, tantôt imaginée.
14 On retrouve ce thème dans « Quatrain ».
15 Cf. « Écrire mes silences têtus »
16 Cf. « Tais-toi donc, ma mélancolie, / Endors-toi au bord de mon cœur, / Nous y ferons ce rêve infini / Où des vents chantent l’âme des fleurs. »
17 Cf. « Écrire le mot couleur en oubliant le noir, / Puis dans son cœur garder les mots bleus. »
18 Cf. « Innocence ».
19 Cf. les trois poèmes consacrés à la corrida : « À l’embrasure des rêves inachevés », « El rasgón », « J’aurais voulu que vous soyez belle ».
20 Cf. « toujours à mes côtés » / « cet inconnu » et « en moi-même » / « qui me ressemble tant ».
21 Le thème de l’escalier apparaît à maintes reprises dans le recueil.
22 Cf. « J’essaie, mais en vain, de prendre sa main », « Je tente parfois de le prendre dans mes bras / Mais il ne s’arrête jamais, non jamais ».
23 Cf. « Ah mon corps, vous cédez… »
24 Dans « Déchéance », il évoque un « vent malin […] / [q]ui […] débauche les souvenirs », crise mémorielle qui culmine par un poème qu’on peut lire comme un séjour en hôpital psychiatrique à cause des « murs blancs » qui se dressent au premier vers.
25 Dans ce recueil, il est tour à tour « ce passant sans regard qui, de ses pas, martelait le temps », « […] ce passant qui dans ton regard / Avait aperçu d’idéals songes », « […] ce passant, / Aux lueurs désaccordées / Qui s’échappent du temps ». Il dit également « n’être qu’un passant où tout expire ».
26 « […] car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière ». La Sainte Bible, Genèse 3 :19. Londres : Trinitarian Bible Society, p. 2.
27 https://cnrtl.fr/definition/ennui (consulté le 28.07.2019)
28 Notons dans les strophes citées le champ lexical de la souffrance : « j’ai peine », « gémit », « hélas », « s’apitoie », « cri », « larme ».
29 Cf. « sourire adolescent », « le cœur bat trop fort », « ta silhouette à contre-jour », « voir nos lèvres se poser doucement ». Notons que le thème de la jeunesse est développé dans les poèmes autobiographiques où Thierry Demercastel évoque l’enfant/l’adolescent qu’il était et son petit-fils (Matteo). Notons également « Innocence », ce poème dédié aux « enfants victimes de la guerre », en particulier à « l’enfant de Palestine ».
30 Cf. « Dans la rue pleurent les fenêtres / Quand s’en vient l’aube revenue / Enfouies dans leurs rêves ténus / Elles semblent ne pas vouloir renaître ».
31 Baudelaire, Charles. [1857] (1972). « À une passante » in Les Fleurs du Mal. Paris : Poche, p. 223. Il met en italique.
32 Le thème de la mort est quasi omniprésent dans tout le recueil où l’on trouve non seulement de nombreux poèmes dédiés à ses défunts parents, à ses amours mortes, à cet ami disparu et même aux taureaux victimes de la corrida  mais aussi la famille du mot « mort »  ainsi que le champ lexical du deuil (Cf. des mots comme « s’enterrer », « linceul », « tombeau », « tombe », « cimetière », « défunt », « cendres », « larme », « douleur », « souffrance », « pleurs », « plainte », « soupir », « chagrin », « automne », « violon », « déclin », « gouffre » sans oublier les couleurs dominantes que sont le noir et le gris souvent sous-entendues dans des mots comme « pénombre », « sombre », « éteint », « endeuillé »).
33 Tout était déjà dit dans le premier poème où il écrivait « Ailleurs, dans ce qui ne cesse de renaître », comme une prémonition voire même une prophétie.
34 Nous nous référons ici à une phrase que Thierry Demercastel nous a écrite en nous confiant son manuscrit : « Ce recueil n’est pas un aboutissement, puisque jamais rien ne se finit, tout est renouvellement, et si nous mourons, c’est pour renaître « ailleurs » ne serait-ce que dans la mémoire des hommes. »

Informations complémentaires

Poids 111 g
Dimensions 11 × 18 cm
Auteur(s)

Thierry Demercastel

Editions

Accents poétiques

Format

Poche

ISBN

978-2-916792-28-6

Nbre pages

126

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