Hypothèse d’une brisure

15,50

Dans une écriture en échappée ambivalente entre nulle part et ailleurs, espérance et désillusion, l’auteur d’Hypothèse d’une brisure  emmène le lecteur des ruines syriennes aux ruines occidentales,  les renvoyant dos à dos.  Pourtant, malgré ce constat implacable, il place son espoir dans l’écriture. Même si l’équilibre est fragile, une chose est pourtant sûre : il faut agir pour que la brisure n’ait pas lieu.

UGS : APHBPB Catégorie : Étiquette :

Description

[…] et une fois déjà je me suis trouvé jeté sur la rive, brisé dans mes espoirs et dans mes amours, et bien tristement réveillé d’un songe heureux qui promettait d’être éternel.

 Gérard de Nerval1

Hypothèse d’une brisure de Guillaume de Chantérac se constitue de cinq parties : « États humains », « Dystopies urbaines », « Errances fiévreuses », « Fractures » et « Peaux mises à nu ». La majorité d’entre elles comprend une dizaine de poèmes – à l’exception de « Fractures » qui en rassemble 42. Cette construction du recueil correspond à une volonté de l’auteur de rassembler ses poèmes thématiquement. Mais on peut également y voir une volonté de filer la métaphore de la brisure qui traverse le recueil de part en part, en témoignent le titre du recueil issu du titre éponyme d’un poème de l’avant-dernière partie, les titres des parties, l’ampleur de « Fractures », les poèmes numérotés intitulés « Fragment » ainsi que les champs sémantique et lexical de la brisure ancrés dans le vocabulaire poétique chantéracien depuis Hors ligne.

Le recueil s’ouvre sur la partie intitulée « États humains », titre qui sonne faux, comme si Guillaume de Chantérac ironisait sur l’adjectif « états-uniens ». Ce titre laisse présager un bilan désastreux de notre humanité, ce que confirme le premier vers du premier poème où il est question de « nos humanités défaillantes ». Dans la galerie des déshumanités, c’est étrangement le poète contemporain qui en prend en premier pour son grade. Les poètes y sont réduits à des « sots plumitifs », à des « grimauds présomptueux » ainsi qu’à de « tristes écrivaillons de misère » ; leurs œuvres sont quant à elles réduites à « une encre infertile », à de « répugnants cadavres exquis » et même à des « bêlements ». Entre autoportrait cynique et peinture acerbe du nombrilisme de la communauté poétique facebookienne, ce poème dénonce la prostitution poétique sur les réseaux sociaux où le nombre de like (« pouces levés ») prime trop souvent sur la qualité d’écriture. Le poète, dernier bastion d’humanité, vient de tomber sous le couperet du capitalisme.

Ce début de XXIème siècle a des allures de fin de siècle et de fin du monde. D’ailleurs si « les rires des enfants du siècle » retentissent au détour d’un poème, il ne faut pas se leurrer : « [l]es mômes de ce siècle lézardé ne s’amusent plus », écrit Guillaume de Chantérac en faisant un clin d’œil désabusé à Musset. Tel le Des Esseintes de Huysmans, le poète chantéracien a le mal du siècle. Sa bibliothèque s’est transformée en écran d’ordinateur où un compte à rebours apparaît sous forme d’« hypothèses sinusoïdales ». Les pixels infusent, transfusent, diffusent ce mal du siècle qui se traduit par diverses maladies : peur, schizophrénie, psychose, névrose, aphasie, décomposition, décharnement. Dépouillé de son corps et de son âme, l’homme déshumanisé devient l’homme-boulon, rappelant l’homme-machine de La Mettrie qui prolongeait la conception cartésienne de l’animal-machine. Le système politique est lui aussi déshumanisé puisque nous sommes régis par des « nervis impotents » au service d’une « démocratie ravagée ». Il n’est donc pas étonnant que cette partie du recueil se termine sur deux poèmes traitant des deux plus grands drames humains actuels : la crise des migrants et la destruction de la ville d’Alep.

« Alep » ferme la première partie mais ouvre inévitablement la seconde intitulée « Dystopies urbaines ». Aux ruines syriennes correspondent les ruines occidentales sous le « soleil noir » de la mélancolie, avec cette réminiscence nervalienne faisant de Guillaume de Chantérac un « Desdichado » du XXIème siècle, un déshérité errant dans ce « siècle déjà estropié » à l’« humanité fatiguée ». Déshérité de quoi ?, est-on en droit de se demander comme Julia Kristeva analysant le fameux sonnet de Nerval :

Une privation initiale est ainsi indiquée d’emblée : privation non pas d’un « bien » ou d’un « objet » qui constituent un héritage matériel et transmissible, mais d’un territoire innommable, que l’on pourrait évoquer et invoquer, étrangement, de l’étranger, d’un exil constitutif. Ce « quelque chose » serait antérieur à l’« objet » discernable : horizon secret et intouchable de nos amours et de nos désirs, il prend pour l’imaginaire la consistance d’une mère archaïque que cependant aucune image précise ne réussit à englober. (Kristeva 1987 : 156-157) Kristeva, Julia. Soleil noir. Dépression et mélancolie. Paris : Gallimard. 1987 : 156-157.2

Hormis l’aimée de « La forge des mélancolies », ni maîtresses ni déesses ou divinités – ces « choses » perdues – ne viennent peupler l’univers imaginaire chantéracien – du moins dans cette partie – « pour que le « sujet » séparé de l’« objet » devienne un être parlant » (ibid.). Il s’agirait plutôt d’un véritable « territoire innommable » au sens spatial, soit la ville, ce lieu qu’il hait autant qu’il l’adule :

Si le mélancolique ne cesse d’exercer une emprise aussi amoureuse que haineuse sur cette Chose, le poète trouve le moyen énigmatique d’être à la fois sous sa dépendance et… ailleurs. Déshérité, privé de ce paradis perdu, il est infortuné ; cependant, l’écriture est l’étrange moyen de dominer cette infortune en y installant un « je » qui maîtrise les deux côtés de la privation […]. « Je » s’affirme alors sur le terrain de l’artifice : il n’y a de place pour le « je » que dans le jeu, le théâtre, sous le masque des identités possibles, aussi extravagantes, prestigieuses, mythiques, épiques, historiques, ésotériques qu’incroyables. Triomphantes, mais aussi incertaines. (Ibid.)

Si le « je » se fait rare chez Guillaume de Chantérac, il apparaît cependant dans le texte en prose « Le blues du citadin » placé à la fin de la seconde partie, texte où il évoque cette mascarade de masques : « J’avance avec ma panoplie de masques. Un pour chaque rivage. […] Sur la scène de la vie, nous sommes tous en représentation, jouant une pièce de théâtre d’un unique acte courant de notre naissance à notre mort […] ». Selon Kristeva, « […] il est ce qui n’est pas » (Kristeva 1987 : 156 ; elle met en italique).

En revanche, le thème de l’écriture est un véritable leitmotiv dans ce recueil – comme nous l’avons vu avec le premier poème et comme en témoigne le poème « Comme si » :

les mots filent à bon train des trains bon à rien juste à évider les lettres juste à semer des vers des vers vers nulle part vers ailleurs

L’écriture est ici synonyme d’échappée ambivalente entre nulle part et ailleurs, espérance et désillusion. Cette inconstance est inscrite au cœur de l’écriture chantéracienne oscillant entre formes d’apparence classique rigide (avec ou sans rime, syntagmes répétitifs, schémas strophiques réguliers) et formes libres (avec usage de blancs, de barres et irrégularités strophiques), bien que ces dernières restent rares. Il semble que le poète parvienne difficilement à s’affranchir d’un (hypothétique ?) âge d’or classique l’empêchant de tomber dans les mailles du filet de l’âge d’asphalte postmoderne. Et pourtant, à la fin de cette partie, il arrive à fusionner ces deux âges en « enfil[ant] [s]a bure d’ermite des temps modernes » dont la sédentarité contemplative débouche sur le nomadisme de la troisième partie du recueil.

« Errances fiévreuses » est la plus courte des cinq parties du recueil. Guillaume de Chantérac y déploie le champ sémantique de l’errance : voyages, pérégrinations, traversées de contrées, transhumance, départs, navigations. Les acteurs de l’errance y sont aussi très présents ; qu’il s’agisse de nomades, de vagabonds, de voyageurs ou de marcheurs, ils hantent les routes ou les rails sur fond de « paysages nomades en transit » avec leurs semelles et leurs valises usées. En revanche, le thème de la fièvre n’est traité ni lexicalement ni syntaxiquement. Faut-il comprendre cette fièvre comme un état d’inquiétude parce que l’errance a atteint un degré d’intensité tel qu’elle en devient insoutenable ? Non seulement le poète vagabonde avec pour seul bagage ses carnets de bord et de voyage, mais l’écriture transhume : « je chemine au côté de troupeaux de mots ». Sans repère, le poète errant devient fiévreux : une brisure se produit dans son âme. D’ailleurs, d’après la dernière strophe du dernier poème de cette partie, l’humanité tout entière semble avoir perdu la raison :

Au bord de la chaussée, des silhouettes accroupies. Des hommes grattent les lézardes dans l’asphalte. Dans un espoir vain, ils cherchent un pauvre pissenlit À offrir à leur femme, cadeau d’une dernière halte.

Il faut donc voir dans cette troisième partie du recueil le prélude d’une catastrophe inévitable qui sera au cœur de la quatrième partie.

L’atmosphère de « Fractures » rappelle celle du romantisme français : sur fond de brouillard, d’humidité, d’automne et de mort, le poète traîne son manteau de nostalgie, de mélancolie et de « spleen adipeux » dans un monde en décomposition. Il trébuche sur les ruines de ses vers où tout rappelle le déclin ambiant : amas, brisure, craquement, (dé)bris, déchirure, ébrèchement, écroulement, émiettement, faille, fêlure, fendillement, fissure, fracassement, fracture, fragment, lézarde, mutilation… Face à l’ampleur des dégâts, l’hypothèse de la brisure est une fois de plus confirmée. Néanmoins, un doute subsiste, une hypothèse pouvant aussi être infirmée. C’est le poème « Hypothèse d’une brisure » qui nous fournit la clef de lecture et en particulier les vers finaux de ses quatre strophes : « le crayon peut toujours s’abreuver » ; « le crayon peut toujours résonner » ; « le crayon peut toujours vibrer ». L’espoir réside dans l’écriture, ici symbolisée par le crayon, dans l’inspiration (« s’abreuver ») et dans le partage (« résonner », « vibrer »). Mais l’équilibre est fragile, comme l’indique le dernier vers du poème : « le crayon pourrait un jour se briser ». L’écriture a beau supporter un nombre incalculable de maux, ses mots peuvent un jour être à bout de souffle (« sur la plèvre usée du réel / sur ce poumon fatigué des jours ») et cesser de respirer (« se briser »). À ce stade, il est encore impossible de vérifier l’hypothèse du morcellement et de trancher entre confirmation et infirmation. Une chose est pourtant sûre : il faut agir pour que la brisure n’ait pas lieu en préservant l’écriture. Pour ce faire, Guillaume de Chantérac nous explique dans le dernier poème de cette quatrième partie qu’il faut muer (« Se défaire de ses vieilles peaux pelées par le temps »). Une fois la mue accomplie (« Quand l’épiderme abandonne ses épis superflus, / Qu’il ne reste que le derme à vif dans le vent »), l’écriture renaît de ses cendres et permet de « [g]raver des souvenirs sur l’écorce des jours fatigués ». Peut-être faut-il voir dans cette métaphore la volonté de l’auteur de renouveler sa propre écriture poétique, comme en témoignent certains poèmes qui se défont d’une certaine rigidité stylistique et rythmique – le « Fragment n°9 » en étant un parfait exemple.

Le recueil ne pouvait donc pas se refermer sans un dernier volet (post-)exuvie intitulé « Peaux mises à nu ». Dès le premier poème, l’aspect dermatologique s’impose avec « l’épiderme des amants solitaires », les « tatouages éperdus » et les « peaux desquamées ». Parler de peau, c’est aussi et surtout parler d’amour. Le poète, qui s’adresse à un « tu » dans la majorité des poèmes de cette partie, tente de figer des moments éphémères souvent teintés d’érotisme. Parce que cette femme sans et aux multiples visages semble lui échapper, on se demande comme Kristeva à propos du « je » d’« El Desdichado » : « S’agit-il d’un amant comblé ou d’un amant frustré ? » (Kristeva 1987 : 167). La fugacité des ébats s’explique par leur affabulation. Le « je » chantéracien, qui est désespérément seul, va jusqu’à s’inventer une compagne (une muse ?) dans le poème « Sur la digue » où il se dessine « une femme » qui au fil des strophes évolue en « cette femme » pour enfin devenir « ma femme ». On comprend très vite que l’écriture n’a pas fait peau neuve comme espéré :

À féconder l’inaccessible, les pores de la peau expirent sous des caresses funestes.

Le poète tisse des poèmes avec les peaux mortes (« expirent », « funestes ») de ses amours déchues, véritable palimpseste (« un vieux papier tout froissé ») où il couche le souvenir (la mémoire) d’un imaginaire amour perdu qui lentement sombre dans l’oubli : « Ton image s’étiole doucement ». Le poète sort de sa folie, retrouve ses esprits et, dans un éclair de lucidité, se rend à l’évidence qu’il a commis une erreur fatale :

Si j’avais su Dans les versants matinaux Que sur ce terreau noyé de mélasse Seules éclosent les fleurs du mal

La référence baudelairienne met en exergue l’ambiguïté amoureuse entre rédemption et perte au sein de cette décadence des mœurs. La balance penche d’ailleurs plus vers la chute puisque, tout au long de cette partie du recueil, il est question de « cœurs solitaires », de « cœurs usés », de « cœurs chavirés en exil », d’un « amour défait », des « amants d’antan », d’« amants solitaires » et des « derniers amants ». Si ce couple représente symboliquement le poète et sa muse, ce recueil se termine sur la confirmation de l’hypothèse posée comme une équation dès le titre. En effet, dans le dernier poème apparaît « une brisure sur la crête du cœur ». La prophétie du poème qui a donné son nom au recueil se réalise : le crayon s’est brisé puisque les « mots [sont] fusillés » et puisqu’« il reste juste des silences ». Mais peut-être est-on en droit de se demander si, au creux de la nuit d’encre qui tombe à la fin de ce recueil, les phalènes saupoudrent le papier d’un velours d’espoir…

Émilie Notard


1 Nerval, Gérard de. Lorely : Souvenirs d’Allemagne. Paris : D. Giraud et J. Dagneau Libraires-Éditeurs, 1852 : ij. 2 Kristeva, Julia. Soleil noir. Dépression et mélancolie. Paris : Gallimard. 1987 : 156-157.

Informations complémentaires

Poids 126 g
Dimensions 11 × 18 cm
Auteur(s)

Guillaume de Chantérac

Editions

Accents poétiques

Format

Poche

ISBN

978-2-916792-20-0

Nbre pages

146

Découvrez quelques pages de l’oeuvre

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